Chemins de traverse – 247 / Grand Corps Malade

Grand Corps Malade (Fabien Marsaud)

Comme tous les matins, tu es passée devant ce miroir,
ajuster ce voile sur tes cheveux, qui devra tenir jusqu’à ce soir;
tu m’as dit au revoir d’un regard, avant de quitter la maison;
le bus t’emmène à la fac, où tu te construis un horizon.

Je suis resté immobile, j’ai pensé très fort à toi;
réalisant la joie immense de te voir vivre sous mon toit;
c’est vrai, je ne te l’ai jamais dit – ni trop fort, ni tout bas –
mais tu sais ma fille chez nous, il y a des choses qu’on ne dit pas.

Je t’ai élevée de mon mieux, et j’ai toujours fait attention
à perpétuer les règles, à respecter la tradition;
comme l’ont fait mes parents (crois-moi sans riposter),
comme le font tous ces hommes que je croise à la mosquée.

Je t’ai élevée de mon mieux comme le font tous les nôtres
mais était-ce pour ton bien ou pour faire comme les autres?
Tous ces doutes qui apparaissent et cette question affreuse:
c’est moi qui t’ai élevée, mais es-tu seulement heureuse?

Je sais que je suis sévère, et nombreux sont les interdits:
tu rentres tout de suite après l’école et ne sors jamais le samedi;
mais plus ça va et moins j’arrive à effacer cette pensée:
Tu songes à quoi dans ta chambre, quand tes amis vont danser?

Tout le monde est fier de toi, tu as toujours été une bonne élève;
mais a-t-on vu assez souvent un vrai sourire sur tes lèvres?
Tout ça je me le demande, mais jamais en face de toi;
tu sais ma fille chez nous, il y a des choses qu’on ne dit pas.

Et si on décidait que tous les bien-pensants se taisent?
Si pour un temps on oubliait ces convenances qui nous pèsent?
Si pour une fois tu avais le droit de faire ce que tu veux,
si pour une fois tu allais danser en lâchant tes cheveux?

Je veux que tu cries, et que tu chantes à la face du monde!
Je veux que tu laisses s’épanouir tous ces plaisirs qui t’inondent;
je veux que tu sortes, je veux que tu ries, je veux que tu parles d’amour;
je veux que tu aies le droit d’avoir vingt ans,
au moins pour quelques jours.

Il m’a fallu du courage pour te livrer mes sentiments,
mais si j’écris cette lettre, c’est pour que tu saches, simplement,
que je t’aime comme un fou, même si tu ne le vois pas;
tu sais ma fille chez nous, il y a des choses qu’on ne dit pas.


illustration musicale: Idir/Grand Corps Malade, Lettre à ma fille, dans: La France des Couleurs (2007)

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