Chemins de traverse – 60 / Gisèle Pineau

Gisèle Pineau 

En psychiatrie, il vaut mieux ne pas plastronner du haut de ses certitudes, sinon on est mûr pour vaciller. Je ne sais rien. J’apprends tous les jours. Je suis infirmière dans un service de psychiatrie et je me dis parfois que ce métier n’est pas ordinaire, mais plutôt extraordinaire… puisqu’on se tient à l’extérieur, en bordure de la norme, du normal, de la normalité… 

J’apprends la vie et la mort. J’apprends la beauté et la fragilité des êtres. J’apprends le néant et l’obscur. J’apprends la splendeur et la décadence. J’apprends le vide et l’ignorance. J’apprends les turbulences de l’existence. J’apprends le chaos. J’apprends la latence. J’apprends jour après jour sur l’Autre, sur moi-même…

J’accompagne des êtres qui sont rejetés dans les marges, hors des cercles consensuels du monde dit normal… Des hommes et des femmes qui fléchissent face à la brutalité externe… Qui s’croulent, terrassés par les idées délirantes surgies de leur esprit… Qui ne résistent pas au vertige intérieur… Qui voient et entendent des créatures fantastiques avec lesquelles ils conversent… Qui débordent d’une violence sans nom… Qu’on ne parvient pas à formater, cerner, canaliser… Et qui souffrent de maux opaques…

J’apprends chaque jour de ces personnes, de ces lieux clos, de ces temps parenthèses, de ces images miroirs, et de ces mots – égarés entre les murs – pareils aux poissons qui vont et viennent et dérivent sur les dessins des petits enfants. 

Ensemble, derrière les portes fermées à clé du service de psychiatrie, nous cohabitons, nous nous supportons. On pourrait croire que nous tournons en rond, les uns et les autres, que nous passons le temps à fumer, à boire du café, à nous regarder en chiens de faïence en comptant les heures.

Nous, nous sommes sur une route. Nous faisons un bout de chemin ensemble. Nous arpentons cette route par tous les temps, en toutes saisons, de jour et de nuit. Eux: les soignés. Nous: les soignants. Ensemble.

Gisèle Pineau, Folie aller simple – Journal ordinaire d’une infirmière (Philippe Rey, 2010)

image: Serge Poliakoff, Composition abstraite (catalogue.drouot.com)

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