Gustave Roud
Je suis, parce que j’accepte le monde. J’accepte ma différence, qui est de vivre toute vie, – alors que chacun vit la sienne seulement. Je ne suis pas un témoin qui juge et compare, le coeur vide et les yeux secs. Je participe. Et il n’y a qu’un moyen d’y atteindre: l’amour. Rien ne se donne à qui ne s’est donné. Comprenez-moi. Saisissez enfin le sens de ma quête infinie! Questionné sans amour, l’univers entier, fût-il mis à la torture, ne peut que se taire ou mentir.
J’interroge le lac, j’interroge les montagnes, et chaque jour leur réponse est différente et plus belle. J’interroge les hommes, je les considère tour à tour. Aucun ne m’est fermé. Je suis seul, – et ma solitude est peuplée des passions que j’assume, riche d’une inépuisable tendresse. Et voici naître de mon sang les mystérieuses créatures qui se mêlent aux autres hommes, vivant d’une autre vie, – la même.
Un roc est un roc et ne peut devenir nuage, le nuage ne peut devenir montagne. Mais le lac devient roc, devient nue, devient colline, devient soleil. Il accueille toutes choses, parce qu’il aime. Il est tout. Comprenez-moi. Comprenez que toute l’opération de mon amour est de faire naître, loin des orages temporels, phrase à phrase, l’immense nappe nue où tout un pays penché va reconnaître son visage.
Gustave Roud, Scène / extrait, dans: Ecrits, vol. 2 (Bibliothèque des Arts, 1978)
image: François Bocion, Lac Léman / 1871 (sikart.ch)