Chemins de traverse – 76 / Antonin Artaud

Antonin Artaud

Ces corbeaux peints par Van Gogh deux jours avant sa mort ne lui ont, pas plus que ses autres toiles, ouvert la porte d’une certaine gloire posthume, mais ils ouvrent à la peinture peinte, ou plutôt à la nature non peinte, la porte occulte d’un au-delà possible, d’une réalité permanente possible, à travers la porte par Van Gogh ouverte d’un énigmatique et sinistre au-delà.

Il n’est pas ordinaire de voir un homme, avec, dans le ventre, le coup de fusil qui le tua, fourrer sur une toile des corbeaux noirs avec au-dessous une espèce de plaine livide peut-être, vide en tout cas, où la couleur lie-de-vin de la terre s’affronte éperdument avec le jaune sale des blés. Mais nul autre peintre que Van Gogh n’aura su comme lui trouver, pour peindre ses corbeaux, ce noir de truffes, ce noir de gueuleton de riche et en même temps comme excrémentiel des ailes de corbeaux surpris par la lueur descendante du soir.

Et de quoi en bas se plaint la terre sous les ailes des corbeaux fastes, fastes pour le seul Van Gogh sans doute et, d’autre part, fastueux augure d’un mal qui, lui, ne le touchera plus? Car nul jusque-là n’avait comme lui fait de la terre ce linge sale, tordu de vin et de sang trempé. Le ciel du tableau est très bas, écrasé, violacé, comme des bas-côtés de foudre. La frange ténébreuse insolite du vide montant d’après l’éclair. Van Gogh a lâché ses corbeaux comme les microbes noirs de sa rate de suicidé à quelques centimètres du haut et comme du bas de la toile, suivant la balafre noire de la ligne où le battement de leur plumage riche fait peser sur le rebroussement de la tempête terrestre les menaces d’une suffocation d’en-haut.

Et pourtant tout le tableau est riche. Riche, somptueux et calme le tableau. Digne accompagnement à la mort de celui qui, durant sa vie, fit tournoyer tant de soleils ivres sur tant de meules en rupture de ban, et qui, désespéré, un coup de fusil dans le ventre, ne sut pas ne pas inonder de sang et de vin un paysage, tremper la terre d’une dernière émulsion, joyeuse à la fois et ténébreuse, d’un goût de vin aigre et de vinaigre taré.

Antonin Artaud, Van Gogh ou le suicidé de la société (coll. Imaginaire/Gallimard, 2001)

image: Vincent Van Gogh, Wheatfield with Crows / 1890 (picturalissime.com)

Print Friendly, PDF & Email

Auteur/autrice

Partager sur:

Dernières publications