Daniel Barenboim
Vingt-quatre heures seulement. Pour changer le monde, il faut agir vite. Dans mon rêve, je suis Premier ministre d’Israël. Ma baguette dirige une nouvelle et magnifique symphonie: le traité marquant la coexistence amicale d’Israël et de la Palestine. Avec cette oeuvre, je réalise ce qui, ici et maintenant, semble impossible: l’égalité des droits de ces deux peuples du Proche-Orient. L’ouverture indique que Jésusalem est la capitale commune. Cette ville sainte doit être la demeure partagée des chrétiens, musulmans et juifs, Jérusalem a pour moi les résonances polyphoniques d’une ville qui, plus encore que Rome ou Athènes, renvoie à l’époque mythique de l’histoire de l’humanité.
Jeudi matin, huit heures. Le temps est ensoleillé, l’air est doux. C’est une belle journée d’automne, qui promet de devenir historique. Le philosophe Baruch Spinoza frappe à la porte de ma résidence, en face du mur des Lamentations de Jérusalem. Je l’ai choisi comme conseiller, bien qu’il soit mort depuis plus de trois cents ans. Il a apporté du hoummous, mon plat préféré. A quoi s’ajoutent du jus d’orange fraîchement pressé et du café fort.
Nous avons à peine fini de nous sustenter que le téléphone sonne. C’est mon ami Edward Said. Dans la vie, il est professeur de littérature à Columbia University, mais dans mon rêve il a été choisi par les Palestiniens pour signer le traité. Hé, lui dis-je, Où es-tu? Nous voulons conclure la paix aujourd’hui, et tu es en retard? Lorsqu’il finit par arriver, nous savons tous trois, Spinoza, Said et moi, qu’il n’y aura pas de retour en arrière. Pour commencer, nous décidons que le traité d’amitié prendra effet le 15 mai; car ce jour-là, cinquante et un ans auparavant, nos deux peuples combattaient l’un contre l’autre. Pour les Juifs, c’était la guerre d’indépendance; pour les Palestiniens, c’était le al-Nakhab, la catastrophe. Cet anniversaire de la guerre d’hier doit désormais n’être plus que le jour de la paix.
Trois conditions doivent être réunies, sinon le traité ne vaudra pas le papier sur lequel il est écrit. Premièrement, les deux nations sont obligées de collaborer. Cette coopération sera si étroite que nos avenirs économiques, mais aussi culturels et scientifiques, seront imbriqués. Cela veut dire que la Palestine et Israël seront aussi proches qu’une famille. Et cela implique qu’ils soient solidaires. Par exemple, que faire de l’argent que les banques européennes ont volé aux Juifs à l’époque nazie? Mon rêve, s’il n’y a pas de survivants à qui donner l’argent, est qu’Israël consacre ces millions de dollars aux réfugiés palestiniens.
Deuxièmement, je suis partisan d’armer les deux nations. Israël doit rester vigilant face au monde arabe, mais la Palestine aussi, ne serait-ce que pour des raisons psychologiques. Pour les Juifs ultra-religieux, ce sera très difficile à accepter. Je prévois une option dans mon traité pour séparer l’Eglise de l’Etat, comme dans le reste du monde occidental. Je ferai tout pour les religieux et l’étude de la religion. Après tout, le judaïsme est presque une science, et le Talmud est bien plus qu’un texte qu’on déclame. Mais que faire du spectre des groupes religieux extrémistes?
Enfin, le traité prévoira la création de nouveaux services secrets, intégrés à un ministère comprenant l’armée et la police. Pourquoi ne pas le baptiser ministère de la paix? C’est un juge, et non un militaire, qui sera à sa tête. Il sera garant d’une transparence et d’une conduite qui seraient impossibles avec les faucons de l’armée. Dans mon rêve, cela ouvrira pour beaucoup de nouveaux horizons. Ce sera une époque mouvementée, avec peut-être des débordements d’émotion. Quiconque attenterait à la paix serait condamné à cinq années dans une espèce de goulag. On y enverrait également les Palestiniens. Ce type de châtiment les amènerait à se repentir. Les fauteurs de troubles n’auront plus qu’à se regarder droit dans les yeux?
Tandis que nous finissons de définir les trois axes du traité, les invités commencent à arriver: intellectuels, musiciens, écrivains et philosophes israéliens et palestiniens. Leurs opinions sont la pierre de touche pour la paix. La fumée de cigare imprègne l’air. On discute beaucoup. Soudain, on entend frapper. La salle se tait et, comme un seul homme, tous mes invités se tournent vers la porte. David Ben Gourion arrive avec Gamal Abdul Nasser. Dans mon rêve, ils ont formé une alliance et sont contre mon traité. Ils déversent leur mépris sur Said et moi-même, agitant leur index, psalmodiant des mots comme trahison d’Israël, et trahison du nationalisme arabe.
Imperturbable, je leur explique que le moment est venu d’abandonner le contrôle sur un million et demi de Palestiniens. Nous avons le devoir d’avancer. C’est impératif non seulement pour des raisons morales, mais également pour l’avenir du judaïsme. Si l’Etat d’Israël n’apprend pas à s’engager dans la voie de la paix et à ouvrir ses frontières, il risque de devenir un ghetto. Il est crucial que mon peuple comprenne qu’il ne s’agit pas de faire plaisir aux Palestiniens, et que c’est l’unique occasion que nous, Juifs, avons pour évoluer. Ceux qui s’épuisent à faire la guerre n’auront plus aucune force pour un avenir de paix. Ben Gourion et Nasser sont impressionnés.
Puis je leur raconte une histoire drôle juive qui illustre les luttes internes de mon peuple. Cinq Juifs se rencontrent pour décider de ce qui est important pour la race humaine. Moïse se gratte la tête et dit: La faculté de penser. Jésus met la main sur son coeur et dit: La compassion. Marx se frotte l’estomac et dit: La nourriture. Freud, la main à l’entrejambe, dit: Le sexe. Einstein se touche les genoux et dit: Tout est relatif. L’histoire explique pourquoi nous, Juifs, sommes si souvent consumés par le doute.
La journée se termine par une fête. C’est l’heure de dîner. Le festin est généreux: des plats casher à côté de mets arabes. Albert Einstein est là, un peu grognon car il est persuadé que les champs gravitationnels entre les deux camps vont mettre mes projets en lambeaux. Il est assis à côté de Spinoza, qui explique comment la foi en une seule idée peut totalement saper les forces. Bien sûr, l’auteur dramatique Heiner Müller est également présent. Il fume un long et luxueux cigare, et fait des déclarations comme Shakespeare utilise Hamlet comme alter ego pour changer le monde. Le chancelier allemand Gerhard Schröder est toléré parce qu’il offre une boîte de Cohibas. Ludwig van Beethoven préside, la tête penchée, esquissant des notes tout en imaginant un fabuleux hymne pour les deux nouveaux Etats. Richard von Weizsäcker, toujours aussi élégant, grand homme d’Etat et ami d’Israël, parle des similitudes entre Berlin et Jérusalem. Je suis en train de me demander s’il doit être le premier maire de la nouvelle capitale, Jérusalem, lorsque Martin Luther King entre et s’écrie: Tu fais un rêve? C’est Barenboim, n’est-ce pas? Il me prend par les épaules, me passe la main sur la tête en disant: Je ne sais pas si je dois rire ou pleurer. Tu es vivant et je suis mort.
Est-ce vraiment un rêve? En réalité, j’ai déjà réalisé mon rêve à une petite échelle. J’ai créé cet été un orchestre dans lequel de jeunes musiciens juifs et palestiniens jouent ensemble, comme ils l’avaient toujours fait. Grâce à la musique, nous avons chassé l’hostilité. Il est intolérable de penser qu’au moment d’entrer dans le nouveau millénaire, le Moyen-Orient reste ce qu’il a été tout au long de ce siècle: une poudrière, une région de haine avec des peuples en quête de suprématie nationale. Dans mon rêve, il ne faut que vingt-quatre heures pour faire la paix. La politique peut demander plus de temps, mais non un temps infini.
Daniel Barenboim, I have a dream / Octobre 1999, dans: La musique éveille le temps (Fayard, 2009)
image: Daniel Barenboim et Edward Said (gregmitchellwriter.blogspot.com)