Laurent Gaudé
Je veux une poésie du monde, qui voyage, prenne des trains, des avions, plonge dans des villes chaudes, des labyrinthes de ruelles. Une poésie moite et serrée comme la vie de l’immense majorité des hommes. Je veux une poésie qui connaisse le ventre de Palerme, Port au Prince et Beyrouth, ces villes qui ont des visages de chair, ces villes nerveuses, détruites, sublimes, une poésie qui porte les cicatrices du temps et dont le pouls est celui des foules.
Je veux une poésie qui s’écrive à hauteur d’hommes. Qui regarde le malheur dans les yeux et sache que dire la chute, c’est encore rester debout. Une poésie qui marche derrière la longue colonne des vaincus et qui porte en elle part égale de honte et de fraternité. Une poésie qui sache l’inégalité violente des hommes devant la voracité du malheur.
Je veux une poésie qui défie l’oubli et pose des yeux sur tous ceux qui vivent et meurent dans l’indifférence du temps. Même pas comptés. Même pas racontés. Une poésie qui n’oublie pas la vieille valeur sacrée de l’écrit : faire que des vies soient sauvées du néant parce qu’on les aura racontées. Je veux une poésie qui se penche sur les hommes et ait le temps de les dire avant qu’ils ne disparaissent.
Laurent Gaudé, Préface / extrait, dans: De sang et de lumière (Actes Sud, 2017)
image: Palerme, Sicile / Italie (route-de-chivay.com)