Chemins de traverse – 117 / Hermann Hesse

Hermann Hesse 

Lorsque après une déception, une querelle, une crise d’indignation, je me retirais pour méditer, au début ce fut chaque fois pour moi un bienfait, une détente, un bol d’air, un retour aux puissances de bonté et d’affection. Mais avec le temps, je remarquai que c’était justement ce recueillement, le soin et l’usage de mon âme qui m’isolaient, qui me donnaient aux yeux d’autrui cette allure désagréablement étrangère et me rendaient moi-même incapable de le comprendre réellement. Les autres, les gens du siècle, je ne pouvais les comprendre, je le voyais bien, qu’en redevenant comme eux, qu’en n’ayant aucun avantage sur eux, même pas cet asile de la contemplation. 

Il se peut aussi, naturellement, que j’embellisse les choses en les décrivant ainsi. Il est possible ou probable que, sans camarades de même formation et de même esprit, sans le contrôle des professeurs, sans l’atmosphère protectrice et salutaire de Celle-les-Bois, j’aie tout simplement perdu peu à peu ma discipline, que je sois devenu paresseux et inattentif, et que j’aie cédé à la routine: quand j’avais mauvaise conscience, je m’en excusais, en me disant que la routine est bel et bien l’un des attributs de ce siècle, et qu’en m’y abandonnant, j’arriverais mieux à comprendre mon entourage.

Je n’ai pas de raison, devant toi, de farder la vérité, mais je ne voudrais pas non plus nier et dissimuler que je me suis donné de la peine, que j’ai fait des efforts, que j’ai lutté, même là où je me suis trompé. Cela me tenait à coeur. Mais que ma tentative de m’intégrer au siècle, de le comprendre et d’y avoir un sens, n’ait été que pure présomption de ma part ou non, il arriva ce qui était naturel: le monde fut plus fort que moi; lentement il m’a terrassé et englouti…

Hermann Hesse, Le jeu des perles de verre (coll. Livre de Poche/LGF, 2014)

image: Martin Hesse, Hermann Hesse – Bremgarten, Suisse / 1943 (ead.nb.admin.ch)

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