Chemins de traverse – 89 / Georges Séféris

Georges Séféris

Et pourtant il nous faut considérer
comment nous avançons.
Sentir ne suffit pas ni penser ni bouger
ni risquer son corps à la vieille meurtrière
quand l’huile bouillante et le plomb fondu
sillonnent les murailles.

Et pourtant il nous faut considérer
vers quoi nous avançons,
non pas comme le veut notre douleur
et nos enfants affamés
et le gouffre de l’appel des compagnons
depuis le rivage d’en face;
ni comme le chuchote la lumière noircie
dans l’hôpital improvisé,
la lueur pharmaceutique sur l’oreiller du jeune homme
opéré à midi;
mais d’une autre façon
peut-être que je veux dire
comme le long du fleuve
qui sort des grands lacs enfermés
au fond de l’Afrique
et fut autrefois dieu puis devint route
et donateur et juge et delta;
qui n’est jamais le même,
comme l’enseignaient les anciens savants,
et pourtant toujours le même corps,
la même couche, et le même Signe,
la même orientation.

Je ne veux rien d’autre que parler simplement,
que cette grâce me soit donnée.
Parce que même notre chant
nous l’avons chargé de tant de musiques
que peu à peu il s’enfonce
et notre art nous l’avons tant décoré
que son visage a été rongé par les dorures
et il est temps
que nous disions nos quelques paroles
car notre âme demain met à la voile.

Si la souffrance est humaine
nous ne sommes pas des hommes
pour souffrir seulement
c’est pourquoi je pense tellement,
ces jours, au grand fleuve
cette signification qui avance
parmi les plantes et les herbes
et les bêtes qui pâturent et se désaltèrent
et les hommes qui sèment et qui moissonnent
et aussi parmi les grands tombeaux
et les petites habitations des morts.

Ce courant qui suit sa route
et qui n’est pas si différent
du sang des hommes
ni des yeux des hommes
quand ils regardent droit devant
sans la peur au fond de leur coeur,
sans le tremblement journalier
pour les petites choses
ni même pour les grandes;
quand ils regardent droit devant
comme le voyageur qui a coutume
d’estimer sa route d’après les étoiles,
non pas comme nous, l’autre jour,
regardant le jardin clos
dans la maison arabe endormie,
derrière les treillages,
le frais petit jardin changer de forme,
grandir et diminuer;
changeant comme nous regardions, nous aussi,
la forme de notre désir et de notre coeur,
en plein midi,
nous la pâte patiente d’un monde
qui nous repousse et nous pétrit,
pris dans les filets ornés
d’une vie qui était juste
et devint poussière et s’enfonça dans le sable
ne laissant derrière elle
que le vague balancement
qui nous étourdit d’un grand palmier.

Georges Séféris, Un vieillard au bord du fleuve, dans: Journal de bord (Héros-Limite, 2011)

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