Gilbert Cesbron
Le lit de Pierre ressemble à un campement levé à la hâte. Il le fait assez soigneusement chaque matin; mais, après que vingt types se sont assis dessus dans la journée, lourds de souci et de solitude, vingt corps fatigués, vingt âmes vides, ce n’est plus qu’un lit vide de faits divers. Mais le sommeil exact, avare qui compte ses heures, y attend Pierre fidèlement. Il s’y allonge, fait un dernier signe de croix, la seule prière de sa petite enfance, et s’endort.
Pas ce soir! Deux mots l’en empêchent, deux dents pointues: Et toi? Pierre ouvre les yeux dans les ténèbres. (Celles d’un roi et celles d’un condamné sont les mêmes.) Il est bon de faire halte, même la nuit, sur une route solitaire. Et toi, pense-t-il. Numquid et tu?
Allons, ne fais pas le curé! dit-il tout haut.
Pierre ouvre les yeux et considère froidement le travail de six mois: oui, six mois depuis ce soir où il attendait Bernard à la sortie du métro et donnait une cigarette à cet inconnu qui étais Luis…
Alors? – Alors, il est mal avec son patron, mal avec son curé, assez mal avec le Parti… Mais quoi! Il n’est pas venu ici pour eux! Il est venu pour les Petits, les Pauvres; le reste n’est qu’un sous-produit… Bon! mais que leur a-t-il apporté? C’est le Père Bernard qui a fondé le maison de repos communautaire de Choisy; le Père André, l’épicerie communautaire de Bagnolet; le Père Robert, les terrains communautaires de Clichy… Mais lui, le Père Pierre? Rien. Car il se méfie de l’Organisation: le pire piège…
Mais il ne se méfie pas assez des mendiants, des épaves peintes aux couleurs du désespoir, de tous ceux qui, chaque jour, exploitent la rue Zola. Renvoyer quelqu’un est au-dessus de ses forces. Déjà, le renvoyer les mains vides, c’est dur; mais le coeur vide!… Et que leur apporte-t-il? Du boulot, un logement, un dépannage, bon! Mais le Christ, hein? le Christ?…
Si, dit Pierre tout haut, Il est ici!
Gilbert Cesbron, Les Saints vont en enfer (coll. Livre de poche/LGF, 1979)
