L’écharde dans la chair – 30

Jean-François Noel

Eloge de la sainteté ordinaire – XXX

La ligne de partage entre la vie et la mort passe en plein milieu de chaque homme, entre le vieil homme résistant et l’homme nouveau. Chacun d’entre nous est à la fois le témoin et l’acteur décisif de cet affrontement qui oppose la vie à la mort. Le vieil homme n’a pas choisi la mort, il s’est laissé choisir par elle. L’autre, l’homme à naître, ne cesse de lui opposer, à tout instant, son désir de vie. Par son intelligence, aussi partagée soit-elle, par sa volonté, aussi faillible soit-elle, par sa mémoire, aussi distraite soit-elle, il ne loupe aucune occasion. Il apprend la vraie ruse qui consiste à détourner l’attention du vieil homme et à le prendre en flagrant délit de détournement du flux de la vie.

L’homme nouveau n’est pas autre, il n’est pas juxtaposé à nous. Il est ce même homme, mais autrement, autrement distribué, autrement ordonné. Il est vrai que le bruit que fait le vieil homme peut donner à croire qu’il n’y a personne en dehors de lui. Et pourtant le vieil homme court à la mort, et l’homme nouveau à la vie.

Le vieil homme prétexte la nécessité de sa survie pour justifier son existence égoïste, pour caricaturer cette juste estime de soi en préférence exclusive et fermée. Mais son argument suprême et honteux est qu’il a peur, peur de manquer, peur de se perdre, peur de souffrir, multiples peurs qui l’empêchent d’accéder à la vraie peur, la crainte de Dieu. Imparable défense qui fair reculer les plus braves d’entre nous; c’est pourquoi notre véritable résistance à la sainteté est d’abord et avant tout, la crainte de souffrir. Pourquoi? Parce que nous croyons qu’elle est incompatible avec la joie.

J’avais parlé, tout au début, d’une ligne qui va de l’écharde au plaisir. Cette ligne passe – je le dis avec crainte et tremblement, comme le dit aussi saint Paul – par une certaine victoire sur la souffrance, qui n’est pas sa suppression, mais son dépassement intérieur. Le saint fait un saut; la souffrance, il n’en veut pas. Elle n’est pas recherchée pour elle-même. En revanche, il a deviné que la fuir ou la provoquer l’entretient et la nourrit. Cet accueil plénier de la souffrance permet une cohabitation vivante, inédite, qui transforme cet affrontement en mouvement de vie.

C’est ainsi que l’on peut entendre autrement la dynamique inscrite dans cette petite phrase du Christ: Prends ta croix et suis-moi  (Lc 9,23). La croix n’est ni supprimée, ni justifiée, mais contre toute attente elle cesse d’être l’obstacle de notre vie pour conférer à notre marche une beauté de chorégraphie – même si nous restons bien maladroits – que nous n’aurions soupçonné pouvoir lui donner.

Jean-François Noel, L’écharde dans la chair – Eloge de la sainteté ordinaire (Desclée de Brouwer, 2011)

image: Duccio di Buoninsegna, La transfiguration (nationalgallery.org.uk)

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