L’écharde dans la chair – 25

Jean-François Noel

Eloge de la sainteté ordinaire – XXV

Qu’est-ce qui provoque un tel effroi que les hommes soient prêts à tout, même au pire, pour ne plus la ressentir? Pour bien comprendre, il faudrait pouvoir imaginer que l’on m’obligerait à être le témoin unique et impuissant de mon anéantissement, sans qu’aucune parole ne vienne en expliquer la raison. L’angoisse, comme expérience d’un effacement définitif vient frapper de plein fouet l’intuition que je est dans l’être et ne peut qu’y demeurer. L’angoisse touche à la racine même du fait d’être vivant et l’infecte. Ce qui explique cette impression de menace qui hante nos consciences. A été remisée au fond de notre mémoire, et pour cause, cette toute première fois où nous nous sommes sentis ainsi emportés par cette lame de fond qui nous entraînait inexorablement vers l’abîme. Un hors temps, un hors espace, l’envers exact de la générosité de l’être, l’aspiration vers le vide, la dissolution de la conscience, l’implosion irréversible de ce que je suis. Nombre de nos peurs d’aujourd’hui continuent de se nourrir de l’idée que pourrait de nouveau surgir cette nausée absolue qui ne nous laisse pas d’autre perspective que la seule impression d’un abîme qui s’ouvre devant nous et devant lequel toutes nos forces vont se dissoudre, définitivement…

Le saint procède autrement. D’abord, il refuse de faire payer aux autres ce qu’il n’arrive pas à régler lui-même. Cette écharde est la sienne, et la restera. Pas question de prendre la terre entière en otage de ses faiblesses. Ce n’est pas qu’il est plus courageux. C’est qu’il refuse d’avoir peur de l’angoisse. Et qu’il exige que le Créateur s’explique. A quoi cela rime d’avoir donné à l’homme cette conscience de l’infini, si cela se retourne pour lui en  angoisse d’abîme? La réponse n’est certainement pas dans la fuite. Qu’avait-Il en tête?

Faisons l’hypothèse – folle, démesurée – que Quelqu’un se tient au coeur de cet abîme. Qu’une Présence invérifiable se tient au coeur de l’angoisse. Et, devinant qu’une telle Présence se tient là, cachée dans l’ombre, l’angoisse, bizarrement, perd de sa superbe, devient peur et crainte, ce qui est quand même un progrès. Bien que cette Présence reste non identifiable, l’abîme cesse d’être absolument vide. Il nous faudra alors apprendre à La reconnaître derrière ce qui La défigure.

Nous-mêmes, nous tentons de remédier à notre angoisse profonde en lui donnant une image. Ainsi procèdent les saints, à la différence que ce n’est pas une image, mais le soupçon d’une Présence. Je préfère avoir peur, peur de ne pas te plaire, de ne pas t’aimer assez, peur de ne pas avoir pleinement déployé la vie que j’ai reçue, que de me laisser engloutir dabs le ventre abyssal de la baleine mythique. Transformer l’angoisse en peur est une étape qui peut paraître dérisoire au regard de mes propres comptes. Pourtant, le premier bénéfice est au moins de ne pas en faire souffrir les autres. 

Jean-François Noel, L’écharde dans la chair – Eloge de la sainteté ordinaire (Desclée de Brouwer, 2011)

image: Duccio di Buoninsegna, La transfiguration (nationalgallery.org.uk)

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