L’écharde dans la chair – 23

Jean-François Noel

Eloge de la sainteté ordinaire – XXIII

Le sensible nous trompe, en ce sens qu’il nous maintient à la surface. Nous nous sommes mal guéris de cette première inflammation que nous avons cru vivre lorsque nous sommes tombés amoureux et que nous avons cru que c’était la fin du monde… Nous n’avions pas tort en pensant que quelque chose du monde pouvait être ébranlé par une telle affaire, mais nous nous trompions sur l’hypothèse que nous en étions le centre. Surtout, surtout, nous confondions ce remue-ménage extérieur avec notre intériorité.

Le saint est un géologue. Il connaît le réseau profond de galeries et de souterrains qui le constitue, et ne se laisse pas impressionner par une tempête de surface. Il n’a pas besoin de vérifier. Dont acte. Il ne cherche pas à s’enivrer, il cherche une cohérence, malgré tout. Ou quelqu’un qui puisse en  rendre compte, surtout sans condescendance. Il ne veut pas une explication en bonne et due forme.

Rien ne pourra expliquer les cris des enfants morts gazés à Auschwitz… rien, c’est sans appel. C’est pourquoi le saint est tenace; si rien ne justifiera jamais une telle horreur, il doit y avoir Quelqu’un quelque part, plus remué encore qu’il ne l’est lui-même. Car, ne nous leurrons pas, notre indignation a la mémoire courte. Comme il est facile de redire ces choses, de les dénoncer et comme il est difficile de rester sur la brèche. C’est là que le saint se tient, sa lampe à la main, interrogeant au sein de la lumière l’obscurité qui ne cesse de la menacer. Il est la mémoire infaillible du sang innocent et cherche celui qui, plus souffrant qu’indigné, connaît l’exacte mesure de la cohérence qu’il a cachée dans la vie de l’homme et qui se trouve sans cesse contredite, bafouée, humiliée…

Le saint – et nous avec comme invités – scrute de son âme attentive le point fixe de cette histoire qui se contredit lamentablement. Et c’est là que nous arrivons au point crucial, là où les âmes sensibles, loin d’être invitées à se retirer, restent aux premières loges, parce que c’est là qu’elles doivent se tenir, à l’endroit brûlant de la confrontation de cet étonnement avec ce qui en est sa négation. Son injure… Le saint est celui qui porte à l’incandescence ce qui blasphème la vie.

Serions-nous capables de rester indifférents à cette invitation, protestation ultime, à ce désaccord sans faiblesse avec toute forme de mal? En commençant par celui qui se tient tapi à la porte de notre coeur? A l’endroit même où nous ne nous révoltons pas assez. Et c’est à tort.

Jean-François Noel, L’écharde dans la chair – Eloge de la sainteté ordinaire (Desclée de Brouwer, 2011)

image: Duccio di Buoninsegna, La transfiguration (nationalgallery.org.uk)

Print Friendly, PDF & Email

Auteur/autrice

Partager sur:

Dernières publications

Les signes de Jésus – IX

Les signes de Jésus – IX mis à jour – 2015 A leur tour, ils racontaient ce qui s’était passé sur la route, et comment

Print Friendly, PDF & Email