Chemins de traverse – 121 / George Steiner

George Steiner

Il est une journée bien particulière de l’histoire occidentale dont ni l’histoire ni le mythe ni les Ecritures ne parlent. Il s’agit d’un samedi. Et ce samedi est devenu le plus long des jours. Nous connaissons le vendredi qui est, pour les chrétiens, le jour de la Crucifixion. Mais le non-chrétien, l’athée, le connaît aussi. C’est-à-dire qu’il connaît l’injustice, la souffrance interminable, la destruction, l’énigme brute de la fin, qui constituent si clairement non seulement la dimension historique de la condition humaine, mais aussi le tissu quotidien de notre vie individuelle. 

Nous connaissons aussi le dimanche. Pour le chrétien, ce jour signifie une suggestion, à la fois assurée et précaire, à la fois évidente et dépassant la compréhension, de la résurrection, d’une justice et d’un amour qui ont vaincu la mort. Si nous ne sommes pas chrétiens ou croyants, nous connaissons ce dimanche de manière analogue. Nous le concevons comme étant le jour de la libération de l’inhumanité et de la servitude. Nous cherchons une délivrance, qu’elle soit thérapeutique ou politique, qu’elle soit sociale ou messianique. L’élément essentiel de ce dimanche, c’est l’espoir.

Mais notre époque est celle du long samedi. Entre la souffrance, la solitude, l’inexprimable destruction d’une part et le rêve de libération, de renaissance de l’autre. Devant la torture d’un enfant, de la mort de l’amour que représente le vendredi, même les plus grandes formes de l’art sont presque sans ressources. 

Dans l’utopie du dimanche, l’esthétique, je présume, n’aura plus de raison d’être. Les appréhensions et les figurations qui sont en jeu dans l’imagination métaphysique, dans le poème, dans la composition musicale, qui parlent de la douleur et de l’espoir, de la chair qui a le goût de la cendre et de l’esprit qui a la saveur du feu, sont toujours oeuvres du samedi. Elles ont surgi d’une immensité de l’attente qui caractérise l’homme. Sans elles, comment pourrions-nous subsister?

George Steiner, Réelles présences (coll. Folio Essais/Gallimard, 2005)

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