Chemins de traverse – 173 / Daniel-Rops

Daniel-Rops

Voici la nuit. Au sommet de cette colline de Lémene qui domine Chambéry de sa masse, l’ombre monte de la plaine, et, sur la chaîne de L’Epine, le soleil s’est déjà couché. De grands murs nus bordent la route: un peu de givre est demeuré tout le jour à leur pied. Nul ne passe. Un sifflement répond à chaque bouffée de vent; un cyprès noir, dans le jardin bien clos, hoche la tête, obstiné.

Les grands couloirs sont froids. Les ombres brunes glissent sur leurs sandales de chanvre, rasant les murailles. Une porte de cellule se ferme sans bruit. Une odeur d’encens froid et de laine lavée flotte dans l’air. On dirait que la communauté tout entière, à l’abri de la lourde porte armée de fer et de la haute enceinte sommée de verres en éclats, repose déjà, attendant le réveil glacé de la nuit.

Mais dans chacune des cellules, le silence n’est pas le repos. A même le sol, à genoux, lasses et cependant fortes, sous le grand scapulaire brun, les carmélites prient encore. Une croix de bois sans Christ et un bénitier: à terre, une cruche d’eau; dans un coin, les deux tréteaux et les draps de laine de la couche; des murs de chaux. Demain et dans un an, dans dix ans et dans trente, s’il plaît à Dieu, déjà accédées à l’éternité de l’amour surhumain, le soir les retrouvera semblables. A l’heure où les foules harassées, dans les grandes villes, piétinent aux bouches de métro, coulent sur les pavés gras, se nouent, se mêlent, voici la solitude et le recueillement…

Dans le couloir, le claquement des tablettes retentit. Se relevant, la carmélite ouvre la porte et, agenouillée sur le seuil, écoute la lectrice proclamer la maxime spirituelle du soir. Igne me examinasti… dit-elle. Et, revenue dans sa solitude, Laure reprend ces trois mots et les pèse. Est-ce donc Votre main qui m’a conduite: était-elle sur moi dans les moments de mes pires abandons? Etait-ce Votre feu qui me brûlait lorsque, dans le silence des marécages, une enfant fuyait, son âme orgueilleuse rebellée?

S’abandonner, se laisser emporter se donner tout entière à la certitude de l’action divine. Refuser l’orgueil de se croire actif dans cette acceptation: car nos souffrances ne sont rien auprès de Ses souffrances, et ne valent que par elles seules. Ce n’est point par le feu misérable de ma violence, Seigneur, mais par Votre feu… Et ma douleur ne me rachètera qu’avec Votre douleur.

C’est maintenant presque une vieille femme: les jeûnes ont amaigri le visage; mais, sous la coiffe blanche, les traits gardent encore cette marque de force qu’à dix-huit ans ils possédaient déjà; les yeux verts luisent du même feu indomptable. Igne me examinasti… Vous m’avez purifiée par le feu. Il ne reste plus maintenant qu’à attendre l’instant où tout se noue, où tout s’achève, où tout ce qui fut brûlé par le feu accède à la lumière.

Au moment de se relever, pour gagner sa couche, ses regards se posent une fois de plus sur cette phrase, peinte sur la chaux, seul ornement de sa cellule. Ma fille, qu’es-tu venu faire ici? Elle ferme les yeux, car chaque fois qu’elle la lit, cette question remet tout en cause, et un immense abandon emplit son âme de paix.

Daniel-Rops, Mort où est ta victoire? (coll. Livre de Poche/LGF, 1963)

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