Chemins de traverse – 232 / Georges Séféris

Georges Séféris

Nous avons trouvé la cendre. Il ne nous reste qu’à retrouver notre vie maintenant que nous n’avons plus rien. J’imagine que celui qui retrouvera la vie, malgré tant de papiers, de luttes, de sentiments, d’enseignements, sera quelqu’un comme vous et moi, avec une mémoire juste un peu plus tenace. Pour nous, c’est difficile, nous nous souvenons encore de ce que nous avons donné. Lui, ne se rappellera que ce qu’il aura gagné par chacun de ses dons. Que peut se rappeler une flamme? Si elle se rappelle un peu moins qu’il ne faut, elle s’éteint. Si elle se rappelle un peu plus qu’il ne faut, elle s’éteint. Si elle pouvait nous enseigner, tant qu’elle brûle, à nous souvenir avec justesse! 

Moi, j’ai fini. Si un autre, pouvait au moins pouvait commencer là où j’ai fini! Il y a des moments où j’ai l’impression d’avoir atteint le but et que toutes les choses sont à leur place, prêtes à chanter en choeur. La machine sur le point de se mettre en marche. Je peux l’imaginer, vivante, en mouvement, incroyablement neuve. Mais il reste un obstacle infime, un grain de sable qui diminue, diminue sans jamais tout à fait s’anéantir. Je ne sais ce que je dois dire ni ce que je dois faire. Cet obstacle, il m’apparaît parfois comme un noyau de larmes coincé dans un engrenage de l’orchestre et qui le réduit au silence tant qu’il n’est pas dissous. Et j’ai l’intolérable sentiment que toute la vie qui me reste à vivre ne suffira pas pour abolir cette goutte dans mon âme. Et la pensée me hante que cet instant têtu serait le dernier à se rendre, si l’on me brûlait vif. 

Georges Séféris, Homme / extrait – Cahier d’études, dans: Poèmes (Mercure de France, 1963)

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