Chemins de traverse – 291 / Marguerite Yourcenar

Marguerite Yourcenar

Elever des fortifications était en somme la même chose que construire des digues: c’était trouver la ligne sur laquelle une berge ou un empire peut être défendu, le point où l’assaut des vagues ou celui des barbares sera contenu, arrêté, brisé. Creuser des ports, c’était féconder la beauté des golfes. Fonder des bibliothèques, c’était encore construire des greniers publics, amasser des réserves contre un hiver de l’esprit qu’à certains signes, malgré moi, je vois venir. J’ai beaucoup reconstruit: c’est collaborer avec le temps sous son aspect de passé, en saisir ou en modifier l’esprit, lui servir de relais vers un plus long avenir; c’est retrouver sous les pierres le secret des sources.

Notre vie est brève: nous parlons sans cesse des siècles qui précèdent ou qui suivent le nôtre comme s’ils nous étaient totalement étrangers; j’y touchais pourtant dans mes jeux avec la pierre. Ces murs que j’étaie sont encore chauds du contact de corps disparus; des mains qui n’existent pas encore caresseront ces fûts de colonnes. Plus j’ai médité sur ma mort, et surtout sur celle d’un autre, puis j’ai essayé d’ajouter à nos vies ces rallonges presque indestructibles.

Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien (coll. Folio/Gallimard, 2001)

image: Villa Adriana – Tivoli, Rome / Italie (123rf.com)

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