Chemins de traverse – 251 / Julien Gracq

Julien Gracq

En ce jour qu’il nous est donné maintenant de revivre, la création tout entière était prostrée et muette, la parole ne s’élevait plus, et le son même de la voix ne trouvait plus d’écho; dans cette nuit où les astres s’inclinaient au plus bas de leur course, il semblait que l’esprit de Sommeil pénétrât toutes choses et que la terre, dans le cœur même de l’homme, se réjouit de sa propre Pesanteur. Il semblait que la création même pesât à la fin de toute sa masse comme une pierre écrasante sur le souffle scellé de son Créateur, et que l’homme se fût couché de tout son long sur cette pierre, comme celui qui tâte dans l’ombre vers la place de son sommeil. Car il est doux à l’homme de tirer le drap sur sa tête; et qui d’entre nous n’a pourchassé plus avant ses songes, et pensé qu’il pouvait mieux dormir s’il se faisait de son corps même une couche commode, et de sa tête un oreiller? Il y a aussi des lits clos pour l’esprit. Ici, en cette nuit, je maudis en vous cet enlisement. Je maudis l’homme tout tissu aux choses qu’il a faites, je maudis sa complaisance et je maudis son consentement. Je maudis une terre trop lourde, une main qui s’est empêtrée dans ses œuvres, un bras tout engourdi dans la pâte qu’il a pétrie. En cette nuit d’attente et de tremblement, en cette nuit du monde la plus béante et la plus incertaine, je vous dénonce le Sommeil et je vous dénonce la Sécurité.

Julien Gracq, Le rivage de Syrtes (José Corti,  2002)

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