Augustin d’Hippone
Tous désirant obtenir et conserver le bonheur, il est surprenant de voir combien les volontés sont différentes sur la nature du bonheur. Non que tous ne le désirent, mais tous ne le connaissent pas. Si, en effet, tous le connaissaient, les uns ne le placeraient pas dans la vertu de l’âme, les autres dans la volupté charnelle, ceux-ci dans l’une et l’autre, ceux-là et ceux-là encore dans mille et mille autres objets différents; car pour déterminer ce que ç’est que la vie heureuse, chacun n’a consulté que son attrait. Pourquoi donc tous désirent-ils le bonheur, et tous ne connaissent-ils pas le bonheur?
S’il consiste dans la volupté du corps, celui qui jouit de cette volupté est heureux; s’il consiste dans la vertu de l’âme, celui qui possède cette vertu, le possède, et s’il consiste dans les deux, celui qui les réunit a trouvé le moyen d’être heureux. Quand donc l’un dit: Jouir de la volupté du corps, c’est être heureux; et l’autre: Jouir de la vertu de l’âme, c’est être heureux: n’est-ce pas ou que tous les deux ignorent ce que c’est que le bonheur, ou qu’ils ne le savent pas tous les deux?
Puisque tous les hommes désirent être heureux, si ce désir est sincère, ils veulent aussi être immortels: car sans cela ils ne pourraient être heureux. Du reste, quand on les interroge sur l’immortalité, ils répondent, comme pour le bonheur, qu’ils la désirent tous. Mais c’est en cette vie qu’on cherche, ou plutôt qu’on rêve un bonheur quelconque plus nominal que réel, tandis qu’on désespère de l’immortalité sans laquelle le vrai bonheur est impossible. En effet, celui-là seul vit heureux qui vit comme il veut et ne veut rien de mauvais. Or, ce n’est pas vouloir une chose mauvaise que de vouloir l’immortalité, si, par la grâce de Dieu, l’âme humaine en est capable; et si l’âme humaine n’en est pas capable, elle ne l’est pas non plus du bonheur. Car pour que l’homme vive heureux, il faut qu’il vive. Or, comment la vie continuera-t-elle à être heureuse chez celui qui meurt et que la Vie abandonne? Mais quand la vie l’abandonne, ou c’est malgré lui, ou il y consent, ou i1 y est indifférent. Comment appeler heureuse une vie à laquelle on tient et dont on n’est pas maître? Et si l’homme ne peut être heureux quand il désire sans posséder, à combien plus forte raison ne pourra-t-il l’être quand il se verra privé, non des honneurs, ou des biens, ou de tout autre objet, mais de la vie heureuse elle-même, puisque toute vie aura cessé pour lui? Tous ceux qui sont heureux ou veulent l’être, désirent être immortels. Or on n’est pas heureux, si l’on n’a pas ce que l’on veut; donc la vie ne peut absolument être heureuse, si elle n’est immortelle.
La nature humaine est-elle capable de ce bonheur qu’elle reconnaît comme si désirable? voilà une grave question. Mais si l’on consulte la foi qui anime ceux à qui Jésus a donné le pouvoir d’être faits enfants de Dieu, tout doute disparaît.
Saint Augustin, De la Trinité – Trinité dans la foi / extraits (bibliothèque-monastique.ch)
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