Jésus-Christ ou rien – VIII
Bernard Bro
A la suite de beaucoup de peinntres contemporains – Rouault, Chagall, Léger, Braque, Picasso, Miro et Matisse – Henry Miller a décrit à partir du clown et des gens du cirque, l’espoir, spécialement dans une parabole: Le sourire au pied de l’échelle. Chacun est invité à découvrir, dans le sourire de l’Auguste, que notre espérance est plus proche qu’on ne pensait, et que le dernier mot n’est pas à la tristesse des choses, parce que la réalité vaut mieux que l’apparence:
Nous n’inventons rien, vraiment. Nous empruntons et nous recréons. Nous dévoilons et découvrons. Tout fut donné, comme disent les mystiques. Nous n’avons qu’à ouvrir les yeux et le coeur pour ne plus faire qu’un avec ce qui est. La joie est pareille à un fleuve: rien n’arrête son cours. Il me semble que tel est le message que le clown s’efforce de nous transmettre: que nous devrions nous mêler au flot incessant, au mouvement, ne pas nous arrêter à réfléchir, comparer, analyser, posséder, mais couler sans trêve et sans fin, comme une intarissable musique. Tel est le don de renoncement.
Il n’est pas une époque de l’histoire humaine où le monde ait à ce point regorgé de souffrance et d’angoisse. Et cependant, çà et là, on tombe sur des individus que l’affliction commune n’a pas touchés, pas souillés. Ce ne sont pas des êtres sans coeur – loin de là! Ce sont des créatures émancipées. Pour eux le monde n’est pas ce qu’il nous semble. Ils voient avec d’autres yeux. On dit d’eux qu’ils sont morts à ce monde. Ils vivent dans l’instant, pleinement, ils rayonnent, et ce rayonnement est un hymne perpétuel de joie.
Le cirque est un petit bout d’arène close, propre à l’oubli. Un temps plus ou moins bref, il nous permet de ne plus penser à nous, de nous dissoudre dans l’émerveillement et la félicité, d’être transportés de mystère. On en sort dans un brouillard, affligé, horrifié par le visage quotidien du monde. Mais ce vieux monde de tous les jours, ce monde que nous imaginons n’être que trop familier, est le seul; et c’est un monde de magie, d’enchantement inépuisable. Comme le clown, nous faisons mine; à jamais stimulant; à jamais différant le grand événement.
Comme je sais gré au sort, d’avoir pu vivre avec ces personnages: à la Grande Jatte, à Médrano, et ailleurs en esprit! Rien d’illusoire, absolument, ne flotte autour de ces créations. Leur réalité est impérissable. Elles sont chez elles dans cette lumière et ce soleil, baignant dans une harmonie de forme et de rythme qui est mélodie pure. Et de même pour les clowns de Rouault, les anges de Chagall, l’échelle et la lune de Miro, et toute sa ménagerie, en fait. Et aussi pour Max Jacob, qui ne cessa jamais d’être un clown, même après avoir trouvé Dieu. Que ce soit par le verbe, par l’image ou par l’acte, toutes ces âmes bénies qui m’ont tenu compagnie, ont témoigné de l’éternelle réalité de leur vision. Leur monde quotidien deviendra nôtre, un jour. Il l’est déjà, en fait, mais nous sommes trop rabougris pour en revendiquer la propriété.
Bernard Bro, Contre toute espérance / extraits (Cerf, 1975)
image: Pericle Fazzini, La Résurrection – Salle d’audience Paul VI, Vatican (bestglitz.com)