Jésus-Christ ou rien – 19

Jésus-Christ ou rien – XIX

Bernard Bro

Il y a plus de cent ans, un russe de génie, Fiodor Dostoïevski, a mis en scène un responsable ecclésiastique, car il avait très bien compris que ce n’est pas à n’importe quel Dieu que le révolté s’en prend, mais au Dieu des chrétiens. Souvenez-vous. Après que le Christ eut vécu et enseigné, les choses se sont gâtées sur terre: fausse doctrine, décadence des moeurs, injustices, lâchetés. C’est alors que le Christ décide, selon la Légende du Grand Inquisiteur, de se montrer, pour un instant au moins, au peuple qui souffre, misérable, mais qui L’aime cependant, naïvement. Et cela à Séville, en Espagne, à l’époque la plus terrible de l’Inquisition, lorsque chaque jour s’allument des bûchers à la gloire de Dieu. Et le Christ praît doucement, sans se faire remarquer. Chose étrange, tous Le reconnaissent. Silencieux, Il passe au milieu de la foule, et partout l’espérance et la foi se réveillent et accomplissent même des miracles. C’est au moment où l’un d’eux s’achève que passe devant la cathédrale le Grand Inquisiteur. Il a tout vu. Alors, il désigne le Christ du doigt aux gardes, et ordonne de Le saisir. Et pendant la nuit, dans la prison s’engage l’étonnant dialogue.

Le Grand Inquisiteur dit au Christ: C’est Toi. Ne dis rien, tais-Toi. D’ailleurs, que pourrais-Tu dire? Je ne le sais que trop. Tu n’as pas le droit d’ajouter un mot à ce que Tu as déjà dit jadis. Pourquoi es-Tu venu nous déranger? Car Tu nous déranges, Tu le sais bien. Mais sais-Tu ce qui arrivera demain? Demain je Te condamnerai et Tu seras brûlé. Tu as vu les hommes libres. Tu veux aller au monde les mains vides en prêchant aux hommes une liberté et une espérance que leur sottise les empêche de comprendre, une liberté qui leur fait peur… Mais ils finiront par la déposer à nos pieds, cette liberté. Toi, Tu as accru la liberté humaine au lieu de la confisquer. Ne prévoyais-Tu pas qu’ils repousseraient enfin Ton oeuvre et Toi-même, et qu’ils contesteraient même Ton image? Nous, nous avons corrigé Ton oeuvre, et les hommes se sont réjouis d’être de nouveau menés comme un troupeau… N’était-ce pas aimer l’humanité que d’agir ainsi, que de comprendre sa faiblesse? Oh! nous les persuaderons qu’ils ne seront vraiment libres qu’en abdiquant leur liberté en notre faveur. (La légende du Grand Inquisiteur, dans: Les frères Karamazov)

Ne repoussons pas avec légèreté ce cri né de l’angoisse la plus profonde et de la seule terreur absolue que rencontre ici-bas notre esprit. Que nous le voulions ou non, tous, comme le Grand Inquisiteur, nous serons forcés pour aimer l’humanité d’en comprendre la faiblesse, c’est-à-dire que nous sommes tous condamnés à découvrir un jour que ce qui ne devrait pas être, est, et que la pointe du mal est ce non-sens qui nous échappe. Pour aimer l’humanité, faudra-t-il se révolter contre Dieu? Et tout homme ici doit répondre. Tous sont d’accord: il s’agit de refuser le mal. Mais pour le faire pleinement, peut-on procéder autrement que par la révolte? Devra-t-on pour cela en arriver à dire un jour au Christ: Demain je Te condamnerai. Tais-toi… ? 

Bernard Bro, Le pouvoir du mal / extraits (Cerf, 1976)

image: Pericle Fazzini, La Résurrection – Salle d’audience Paul VI, Vatican (bestglitz.com)

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