Jésus-Christ ou rien – XXIV

Bernard Bro

Rarement l’aveu d’un responsable ecclésiastique fut entendu avec autant d’attention que ne fut un jour celui d’un cardinal de Paris. Souvenez-vous. Le cardinal Pierre Veuillot est crucifié par le cancer sur son lit d’agonie. Il mène le combat à cinquante-cinq ans, contre le mal, en face de la mort. A son confident qui en note les termes exacts, il avoue: Nous savons faire de belles phrases sur la souffrance. Moi-même j’en ai parlé avec chaleur. Dites aux prêtres de n’en rien dire: nous ignorons ce qu’elle est. J’en ai pleuré.

Comment ne pas entendre cet avertissement solennel au moment de rencontrer avec vous, non plus seulement la Croix du Christ, mais notre croix? Dans ces paroles tient tout ce que nous pouvons nous répéter, non pas en parlant sur la souffrance, mais en donnant la parole à ceux-là seuls qui y ont droit.

Je pense à vous, dont le corps a été atteint et qui jour après jour acceptez que l’amour soit plus fort que le destin; je pense à vous dont le malheur sous tous ses visages est venu broyer l’espérance: oui, vous avez le droit de vous répéter les paroles du cardinal Veuillot. Mais vous avez aussi le droit d’exiger de nous qu’on ne vous enlève pas le seul langage qui vous reste peut-être: celui de votre souffrance. Alors je pense aussi à vous tous dont la vision intolérable d’un mal a suscité l’énergie; à vous qui travaillez dur et qui consacrez une grande partie de votre temps à militer dans un groupe ou un syndicat pour faire entendre la voix des faibles; à vous encore qui, le travail terminé, vous retrouvez pour une action commune en faveur des petits, des rejetés, des mal-aimés; à vous qui consacrez votre peine en vous mobilisant pour le tiers monde.

Vous l’avez découvert, ce langage de la souffrance, commun à tous les hommes. Et voici que retentit l’avertissement: Dites aux prêtres de n’en rien dire. Mais entendons alors la fin de l’aveu du cardinal Veuillot, car il change tout. A ce moment-là le cardinal trouve la manière de parler un langage qui allait être entendu de tous, quand il dit: J’en ai pleuré… Il ne s’agit plus pour nous ici de parler, mais de regarder le Christ et d’écouter ceux qui ont traversé la Croix et dont les paroles et les gestes ne sont plus dès lors une insulte à celui qui souffre.

Bernard Bro, Le pouvoir du mal / extraits (Cerf, 1976)

image: Pericle Fazzini, La Résurrection – Salle d’audience Paul VI, Vatican (bestglitz.com)

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