Chemins de traverse – 167 / Yehuda Amichaï

Yehuda Amichaï

I.

Versets pour le jour du souvenir, cantique commémoratif pour les morts à la guerre. La génération de ceux qui se souviennent meurt aussi, la moitié au terme d’une vieillesse heureuse, l’autre moitié au terme d’une vieillesse malheureuse, et qui se souviendra de ceux qui se souviennent?

II.

Quelle est l’évolution d’une stèle? Une voiture est consumée par une flamme rouge à Shaar Haguaï. Une voiture brûlée noire. Le squelette d’une voiture. Le squelette d’une autre voiture qui a pris feu à un endroit différent. Le squelette a été enduit d’un produit anti-rouille de couleur rouge comme la rougeur de cette flamme. A côté du squelette est déposée une couronne de fleurs fanées. Avec des fleurs séchées on fait une gerbe, avec des os desséchés on fait une vision d’os qui ressuscitent. Et à un endroit différent, loin d’ici, enfouie parmi les buissons, il y a une plaque de marbre fendue qui porte des noms. Une branche de laurier-rose cache la plupart d’entre eux comme une boucle peut cacher le visage d’un être aimé. Mais une fois l’an, on écarte la branche et on lit les noms, et au ciel, un drapeau en berne s’agite aussi gaiement que s’il était au sommet d’un mât, léger, léger et content de ses couleurs et de ses vents. Et qui se souviendra de ceux qui se souviennent?

III.

Et comment se tient-on à une cérémonie du souvenir? Droit ou courbé, tendu comme un ressort ou dans un attitude flasque de deuil, la tête basse comme un coupable ou la tête haute pour protester contre la mort, les yeux écarquillés et figés comme ceux des morts ou les yeux fermés afin de voir les étoiles intérieures et quelle est la bonne heure pour se souvenir? Au milieu du jour quand l’ombre est cachée sous nos pieds ou au crépuscule quand elle s’allonge comme un regret sans commencement ni objet, comme Dieu?

IV.

Et que chanterons-nous à la cérémonie? Une fois nous avons chanté le chant de la vallée Qui a tiré et qui est tombé entre Bet-Alpha et Nahalal? Maintenant je sais bien qui a tiré et je connais le nom de celui qui est tombé, c’était mon ami.

V.

Et comment pleurerons-nous? Avec les mots de David déplorant la perte de Saül et Jonathan, Plus légers que des aigles, plus puissants que des lions, oui, c’est ainsi que nous pleurerons. S’ils avaient vraiment été plus légers que des aigles ils auraient volé haut, au-dessus de la guerre sans être touchés. Nous les aurions vus d’en bas et nous aurions dit: Voilà les aigles, voilà mon fils, voilà mon mari, voilà mon frère. Et s’ils avaient été aussi puissants que des lions, ils seraient encore là comme des lions au lieu de mourir comme des hommes, ils auraient mangé dans notre main, nous aurions caressé leur crinière dorée, nous les aurions apprivoisés avec amour: mon fils, mon mari, mon frère, mon mari, mon fils.

VI.

Je suis allé aux obsèques d’Ehoud déchiré par une bombe loin d’ici, un nouveau mort dans une nouvelle guerre. Et l’on m’a dit d’aller au nouveau funérarium: C’est là-bas, à côté de la grande laiterie, si vous vous guidez sur l’odeur du lait, vous ne pouvez pas vous tromper.

VII.

Un jour je marchais avec ma petite fille, sur notre chemin nous avons rencontré un homme qui m’a salué et que j’ai salué en retour comme dans la Bible. Elle a demandé comment je le connaissais et je lui ai répondu qu’il était avec moi à la guerre et elle a alors demandé: S’il était avec toi à la guerre, pourquoi est-ce qu’il est encore en vie et pas mort?

VIII.

Personne n’a entendu parler du fruit du jasmin, aucun poète ne lui a consacré d’hymne, tous ont chanté avec ivresse sa fleur, son parfum entêtant, sa blancheur sur fond de feuilles sombres, la vigueur de sa floraison et la puissance de sa vie aussi brève que celle des papillons ou des étoiles. Personne n’a entendu parler du fruit du jasmin et qui se souviendra de ceux qui se souviennent?

IX.

Personne n’exalte la floraison de la vigne, tous exaltent son fruit et consacrent son vin. Ai-je déjà dit que mon père, doué de ses mains qu’il était, savait faire des paquets, emballer soigneusement et serrer forts pour qu’ils ne s’ouvrent pas en route, comme moi? Tant de morts en tout, d’emballage, de transport, tant d’ouvert qui ne se fermera plus, tant de fermé qui ne s’ouvrira jamais plus.

X.

Et qui se souviendra? Et comment conserve-t-on le souvenir? Comment conserve-t-on en général dans le monde? On conserve dans le sel et le sucre, à une très haute température et par congélation sous vide, par dessiccation et embaumement. Mais la meilleure façon de conserver le souvenir est de le maintenir à l’intérieur de l’oubli, et qu’aucune mémoire ne puisse jamais y pénétrer pour perturber le repos éternel du souvenir.

XI.

Recherche des racines dans le cimetière de Varsovie. Ici ce sont les racines qui cherchent. Elles fendent la terre et retournent les dalles, étreignent leurs débris pour trouver les noms et les dates, pour trouver ce qui a été et ne sera plus. Les racines cherchent les arbres qui ont brûlé.

<

XII.

Oublié, rappelé, oublié. Ouvert, fermé, ouvert.

Yehuda Amichaï,  Et qui se souviendra de ceux qui se souviennent, dans: Poèmes choisis (Gallimard, 2006)

Print Friendly, PDF & Email

Auteur/autrice

Partager sur:

Dernières publications