Chemins de traverse – 440 / François Mauriac

François Mauriac

Ce livre dont je voulais parler reste ouvert sous mon regard qui ne s’y arrête pas. Ce disque qu’il faudrait écouter, je ne l’ai pas même encore tiré de son enveloppe. Ce froid qui me gagne m’effraie… Non, je n’ai pas froid; je ne me sens détaché de rien ni de personne. Mais vivre suffirait désormais à m’occuper. Ce sang qui afflue encore à ma main posée sur mon genou, cette mer que je sens battre au-dedans de moi, ce reflux et ce flux qui ne sont pas éternels, ce monde si près de finir, exigent une attention de tous les instants, de tous ces instants avant le dernier: la vieillesse, c’est cela.

Tout va finir. Ou commencer?

Il n’existe plus pour moi d’autre histoire à raconter et à écouter que d’être né et d’avoir vécu et de vivre encore. Ce qui s’est passé n’est plus rien. Ce qui reste, ce reflux et ce flux du sang, je l’écoute dans une oisiveté profonde que je ne goûte qu’ici sur la terrasse, la tête appuyée contre un tilleul; j’en caresse lentement le pelage de mousse, en chantonnant, comme faisait Maurice de Guérin, un jour qu’il étreignait un tronc de lilas.

A l’intérieur de la maison, le même feu brûle toujours, le coeur bat comme il a toujours battu. Il étouffe de présences, il est plein de sa propre histoire. N’empêche qu’il va falloir feindre d’écouter celle des autres, et moi je voudrais ne penser à rien sinon que j’existe et que je suis là. Toutes les lampes dans toutes les chambres sont éteintes. L’oeuvre est finie mais la vie continue, et la question posée par cette vie demeure. La réponse que j’ai donnée et qui est mon oeuvre, qu’a-t-elle vraiment répondu?

Cette mer que je sens battre au-dedans de moi, disais-je, ce flux et ce reflux… Si ces bourdonnements, si ces murmures, je ne les entendais depuis beaucoup d’années, je m’en effraierais. Cette mer intérieure qui gronde m’obligerait de songer à un appareillage peut-être proche, à la barque où quelque jour je m’embarquerai. Eh bien, non: je suis accoutumé à ce chuchotement. Il m’est trop familier pour me faire peur. Enfant, je n’avais pas peur du coquillage qui gardait cette plainte en lui. Ecoute la mer, me disait-on. J’appuyais le coquillage contre mon oreille et les flots déferlaient. Je n’appuie plus rien contre mon oreille, mais ce flux et ce reflux, je les entends toujours.

François Mauriac, Nouveaux mémoires intérieurs, dans: Oeuvres autobiographiques (Bibliothèque de la Pléiade/Gallimard, 1990)

image: François Mauriac (mauriac-en-ligne.u-bordeaux-montaigne.fr)

 

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