André Comte-Sponville
La miéricorde est la vertu du pardon, et son secret, et sa vérité. Elle n’abolit pas la faute mais la rancune, non le souvenir mais la colère, non le combat mais la haine. Elle n’est pas encore l’amour mais ce qui en tient lieu quand il est impossible, ou ce qui le prépare, quand il serait prématuré. Vertu de second ordre, si l’on veut, mais de première urgence, et pour cela tellement nécessaire! Maxime de la miséricorde: là où tu ne peux aimer, cesse au moins de haïr.
Parce que la haine est une tristesse, la miséricorde est du côté de la joie: sans être joyeuse encore, et c’est le pardon, ou en l’étant déjà, et c’est l’amour. Vertu médiatrice, ou de transition. A la fin pourtant, pour qui peut y atteindre, il n’y a plus rien à pardonner: la miséricorde triomphe dans cette paix où le pardon culmine et abolit. Miséricorde infinie, comme est le mal, ou qui devrait l’être, et pour cela hors de notre portée sans doute. Mais c’est déjà une vertu que de s’y efforcer: la miséricorde est ce chemin qui inclut jusqu’à ceux qui y échouent. Pardonne-toi, mon âme, tes haines et tes colères.
Peut-on se pardonner à soi? Bien sûr: puisqu’on peut se haïr, et cesser de se haïr. Quelle sagesse autrement? Quel bonheur autrement? Quelle paix? Il faut bien se pardonner de n’être que soi… Et se pardonner aussi, quand on le peut sans injustice, que la haine parfois soit trop forte, ou la souffrance, ou la colère, pour que l’on puisse pardonner à tel ou tel de ses ennemis… Heureux les miséricordieux, qui combattent sans haine ou haïssent sans remords!
André Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus / extraits (coll. Points Essais/Seuil, 2014)
image: Giovanni Giacometti, Une mère (attention-a-la-peinture.com)