Chemins de traverse – 888 / Pascal Riou

Pascal Riou

Qui t’a voulue, ma renarde, lovée sur la pierre du moulin à sel, qui t’a voulue – ici? Quelle pensée a guidé sa main, faisant sourdre de la pierre ton corps en douce et ronde bosse? Oui, qui donc t’aura sculptée dans le granit? Dans ce temps du coeur, le seul vrai, l’unique, qui brasse l’irréversible avec la promesse, le révolu avec l’inespéré? Et pour quel sens, quelle mystérieuse paix – de celle qui monte avec le soir auprès du feu constant -, quelqu’un t’aura posée endormie, paisible, intangible ou presque, sur la lourde pierre?

Dors-tu d’un immense sommeil ou veilles-tu, sans que nous le sachions, traversant sans ciller le charroi de nos jours? Qui t’a posée là, dès le commencement? Dans quelle vie antérieure dont nous ignorons tout, mais qui fut et demeure, toujours, au-delà de toute mémoire, inscrite et vivante quoique disparue? Près de la cheminée puisqu’il fallait que le sel restât sec – lui si rare alors et qu’on devait cacher pour éviter l’impôt. Toi, sous et par qui le sel fut broyé, lentement, année après année, sel de mer ou de terre, qu’importe, puisque le sel toujours, sans qui la vie n’est que nuage gris et bouche amère, ce sel qu’il nous faut être pour que le monde ait sens. Qui donc, oui encore et pourquoi, t’a placée ainsi veilleuse sur la lourde pierre?

Es-tu donc figure de ce que l’on nomma l’esprit du foyer? Ce feu qui traverse les jours anonymes, ceux du coeur en cendre, oublieux du sel? L’esprit devant nous, en nous, qui veut la coupe intacte fût-elle de pauvre terre, ou bien l’ange encore mais aux plumes invisibles et non brillantes et séraphiques? L’ange qu’est chacun s’il se déprend de soi. Comment es-tu venue dans cette maison, ma maison maintenant de peu de temps, précaire comme toute chose et nous-mêmes aussi bien, ici-haut sous le ciel? Qui t’a portée? Qui, inconnu de moi, en quel jour inconnaissable aussi?

Merveilleuse renarde qui me relie à mes pères, à tous mes pères et mères, aïeux inconnus perdus dans la houle du temps, à toute paternité et maternité de sang et d’esprit comme à tout le monde insu de la pierre, bien sûr, mais aussi des nuits et plus encore des animaux sagaces, à toute cette rumeur du monde en amont de l’homme, à tout cela secret quoique très simple qui peuple souvent nos songes et qu’offusque tant aujourd’hui la morsure des machines, la magie des écrans. Lourde pierre, dure à mouvoir, dure pour moudre les cristaux. Et pourtant, comme un ange, aussi, qui connaîtrait et le sel et la cendre.

Questions, questions répétées comme on frappe à la porte du vide, clefs que l’on cherche à tâtons dans le tout petit matin. Questions reprises, entêtées, même si, parfois, un sourire qui passe dans le vent neuf nous apprend ou rappelle qu’un jour, en un lieu hors de tout lieu, nous ne poserons plus de questions, et que c’est cela vivre, anticiper ce jour ou du moins l’attendre et presque l’annoncer.

Pascal Riou, Puisque le sel toujours, dans: D’âge en âge (Ed. de la revue Conférence, 2018)

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