Chemins de traverse – 895 / Antoine de Saint-Exupéry

Antoine de Saint-Exupéry

L’ami, d’abord, c’est celui qui ne juge point. Je te l’ai dit, c’est celui qui ouvre sa porte au chemineau, à sa béquille, à son bâton déposé dans un coin et ne lui demande point de danser pour juger sa danse. Et si le chemineau raconte le printemps sur la route du dehors, l’ami est celui qui reçoit en lui le printemps. Et s’il raconte l’horreur de la famine dans le village d’où il vient, souffre avec lui la famine. Car je te l’ai dit, l’ami dans l’homme c’est la part qui est pour toi et qui ouvre pour toi une porte qu’il n’ouvre peut-être jamais ailleurs. Et ton ami est vrai et tout ce qu’il dit est véritable, et il t’aime même s’il te hait dans l’autre maison. Et l’ami dans le temple, celui que, grâce à Dieu je côtoie et rencontre, c’est celui qui tourne vers moi le même visage que le mien, éclairé par le même Dieu, car alors l’unité est faite, même si ailleurs il est boutiquier quand je suis capitaine, ou jardinier quand je suis marin sur la mer. Au-dessus de nos divisions je l’ai trouvé et je suis son ami. Et je puis me taire auprès de lui, c’est-à-dire, n’en rien craindre pour mes jardins intérieurs et mes montagnes et mes ravins et mes déserts, car il n’y promènera point ses chaussures.

Toi, mon ami, ce que tu reçois de moi avec amour c’est comme l’ambassadeur de mon empire intérieur. Et tu le traites bien et tu le fais s’asseoir et tu l’écoutes. Et nous voilà heureux. Mais où m’as-tu vu, quand je recevais des ambassadeurs, les tenir à l’écart ou les refuser parce qu’au fond de leur empire à mille jours de marche du mien, on s’alimente de mets qui ne me plaisent point ou parce que leurs mœurs ne sont point miennes. L’amitié c’est d’abord la trêve et la grande circulation de l’esprit au-dessus des détails vulgaires. Et je ne fais rien reprocher à celui qui trône à ma table. Car sache que l’hospitalité et la courtoisie et l’amitié sont rencontres de l’homme dans l’homme. Qu’irais-je faire dans le temple d’un dieu qui discuterait sur la taille ou l’embonpoint de ses fidèles, ou dans la maison d’un ami qui n’accepterait point leurs béquilles et prétendrait les faire danser pour les juger?

Tu rencontreras bien assez de juges de par le monde. S’il s’agit de te pétrir autre et te durcir, laisse ce travail à tes ennemis. Ils s’en chargeront bien, comme la tempête qui sculpte le cèdre. Ton ami est fait pour t’accueillir. Sache de Dieu, quand tu viens dans son temple, qu’il ne te juge plus mais te reçoit.

Antoine de Saint-Exupéry, Citadelle (coll. Folio/Gallimard, 2000)

image: Antoine et Consuelo de Saint-Exupéry (lacote.ch)

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