Hans-Urs von Balthasar
Le coeur du monde – VII
Vous, mes enfants, que voulez-vous? Je vous vois armés d’échelles, vous cherchez à vous hisser à une plus grande hauteur. Plus haut à tout prix! Vous êtes petits de taille et vous grimpez sur un arbre pour me voir, et souvent c’est moi qui suis l’arbre. L’une de vos échelles s’appelle la prière, la méditation, la contemplation, grâce à elles vous espérez me saisir. Vous avez une autre échelle que vous appelez votre vertu, et celle-ci a de nombreux échelons, elle s’élève à une grande hauteur. Sur l’échelle des vertus vous grimpez avec agilité et vous jetez des regards de côté les uns sur les autres pour voir quel est parmi vous le meilleur grimpeur.
L’humilité elle-même, vous l’avez regardée comme une vertu, et vous vous en servez comme on se sert de poignées. Mes consignes sacrées de mortification, de pauvreté intérieure, de patience dans l’épreuve, mon exemple divin: la crèche et la croix, vous avez constamment ces mots à la bouche; la plus petite incommodité, vous l’appelez une croix; le renoncement le plus naturel, vous en faites un sacrifice. Vous utilisez même ma croix comme échelle pour faire triompher vos désirs. Vous souffrez peut-être, mais pour vous lancer ensuite d’autant plus dans l’activité. Votre ambition a aussi pour objet la puissance de l’Eglise: vous la voulez grande et belle, trônant sur tout, et si vous ne régnez pas vous-mêmes, vous la voyez du moins avec satisfaction mener le troupeau des peuples. Comme il est vivace en vous, ce désir de puissance, comme il vit encore caché en tous ceux qui sont morts au monde pour l’amour de mon nom; comme il est doux à vos oreilles le chant de l’antique serpent: vous posséderez la connaissance et vous serez comme des dieux! Et beaucoup ne cherchent la dernière place que parce qu’elle est, en un sens plus profond, la première.
Faites attention: ne vous rendez-vous pas compte de votre déception, lorsque le monde oublie d’applaudir à votre humilité? Et ne voyez-vous pas comme vous êtes entichés de votre dignité dans l’Eglise, et comme vous appréciez les hommes selon qu’ils vous saluent ou ne vous saluent pas? Vous tendez à la sainteté: voilà un signe que vous ne la possédez pas. Le saint (et je suis la Sainteté même) ne tend pas vers elle. Sans le savoir, sans s’en inquiéter, ne faisant pas attention à lui-même, il tombe aux pieds de ses frères pour leur laver les pieds; oubliant sa propre faim de Dieu, il les fait asseoir à table et les sert.
Hans Urs von Balthasar, Et maintenant je remplis le monde, dans: Le coeur du monde (Desclée de Brouwer, 1956)
image: Carmel du Pâquier, Suisse (carmel-lepaquier.com)