Le coeur du monde – 8

Hans-Urs von Balthasar

Le coeur du monde – VIII

Mon royaume est invisible, mais toi, mon épouse, je veux te dresser aux yeux des hommes, si visible que tu ne puisses échapper à aucun regard. Je veux t’élever comme le serpent d’airain dans le désert, comme le rocher contre lequel se brisera l’enfer, comme la montagne du Thabor au sommet voilé par la nuée lumineuse et comme la croix qui étend son ombre sur les terres les plus lointaines, le blason de ma victoire dans l’échec. Je veux t’ériger avec des fondements de fer, et ta silhouette doit rappeler à tous que j’ai établi pour moi-même un monument sur terre. Tu porteras témoignage jusqu’aux extrémités du monde que je suis venu sur terre, et je ne t’abandonnerai pas jusqu’à la fin des temps. Tu seras un signe de contradiction parmi les peuples, et personne, ô mon Eglise, ne chuchotera ton nom sans trembler d’effroi.

A ton sujet les esprits se diviseront, car beaucoup t’aimeront et se prodigueront pour toi, mais ils seront plus nombreux encore ceux qui te haïront et feront le serment de ne prendre aucun repos avant de t’avoir extirpée totalement du pays des hommes. Et on te méprisera comme, en dehors de moi, aucun être n’a été méprisé sur terre; ils se dresseront comme des serpents pour pouvoir te cracher au visage, ils essuieront sur tes vêtements la boue de leurs souliers; sur tous les murs ils dessineront la caricature de ton mystère; dans les cabarets ils chanteront sur toi des chansons obscènes, et ils ricaneront à ton sujet. Ils te fixeront au pilori, et après t’avoir attachée et bâillonnée, on t’accusera de toutes les vilenies et on exigera que tu t’en laves. On ne négligera rien pour te soupçonner et chacun de tes défauts sera grossi au-delà de toute mesure.

Tu trouveras cela infiniment dur, la situation te paraîtra intolérable, et partout où semblera se présenter un chemin praticable, il se révélera bientôt qu’il mène à un précipice, ou à un péril d’ensevelissement, ou à un mur infranchissable. Tu devras vivre sur terre, et pourtant ne posséder aucune demeure, te familiariser avec toutes les coutumes et dépravations des peuples, et toutes les misères des hommes; mais les hommes veilleront à empêcher que tu éprouves chez eux familiarité et confiance. Ils te feront sentir que tu restes l’étrangère dans la maison, tout au plus tolérée, jamais vraiment aimée.  

Hans Urs von Balthasar, L’épouse, dans: Le coeur du monde (Desclée de Brouwer, 1956)

image: Carmel du Pâquier, Suisse (carmel-lepaquier.com)

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