Le coeur du monde – 9

Hans-Urs von Balthasar

Le coeur du monde – IX

Quoique tu fasses et entreprennes, mon épouse, ils ne le trouveront pas juste. Si tu te fais semblable à eux, ils te mépriseront; si au contraire tu te mets à part, ils diront: voyez, elle sait elle-même à qui elle appartient; aidons-la donc à achever le mouvement, et expulsons-la de chez nous une fois pour toutes. Pendant un certain temps, tu pourras croire avoir obtenu le succès et le bonheur parmi eux. Ils se rassembleront sous ton signe et s’installeront à l’ombre géante de tes cathédrales; ta parole sera leur nourriture et tes bénédictions illumineront leurs vies. Mais ensuite ce sera comme si les enfants devenus trop grands refusaient le lait de tes mamelles: les plus avisés se détacheront de tes liens sacrés; à travers les siècles s’enflera sans arrêt l’avalanche de la désertion et les masses, irrésistiblement emportées dans ce mouvement vers la terre abandonneront ta bergerie.

Toi qui voulais rassembler l’humanité pour me l’offrir comme un fruit incomparable sur la coupe de ta prière, te voilà maintenant dépouillée de ton feuillage comme un arbre à l’automne. Maintenant, ton chant semble devenir une ritournelle de foire; lorsque tu parais dans la rue toutes les fenêtres se ferment, et ce que les oreilles perçoivent cependant malgré elles, n’éveille que dégoût et ennui infinis.

Tu n’as pas reconnu les signes du temps. Le fleuve impétueux de l’amour, échappé de toi un jour sur le monde altéré, ce fleuve est maintenant endigué, et c’est avec parcimonie que tes fonctionnaires distribuent, grâce à un système bien organisé de canalisations, le liquide précieux de ma grâce. Elle est maintenant durcie et desséchée, l’écorce de l’arbre qui fleurissait jadis avec une vigueur sauvage. Tu es devenue si casanière que même les tempêtes de l’époque et les secousses de la persécution à tes fenêtres t’éveillent à peine du sommeil et un coup en plein visage déclenche seulement chez toi un sourire embarrassé. La honte te submerge à grands flots, d’autant plus brûlante que tu prétends la nier et fais comme si tu ne sentais rien. 

Hans Urs von Balthasar, L’épouse, dans: Le coeur du monde (Desclée de Brouwer, 1956)

image: Carmel du Pâquier, Suisse (carmel-lepaquier.com)

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