Hans-Urs von Balthasar
Le coeur du monde – X
Ainsi tu es là, mon épouse, vraiment un signe que l’on se montre du doigt parmi les peuples: très connue, mais très peu aimée. Ton échec retombe sur moi-même, car, à cause de toi, mon nom est aussi blasphémé parmi les païens. Beaucoup qui m’ont cherché d’un coeur sincère se sont arrêtés sur le chemin, saisis d’effroi, lorsqu’ils t’ont aperçue soudain – et ils sont retournés sur leurs pas. Et beaucoup qui virent combien ses fidèles ont une vie médiocre, combien ils ont l’air peu rachetés, avec quelle piteuse facilité l’ardeur de leurs coeurs a été étouffée sous la cendre, avec quelle sévérité ils portent des jugements sur le monde, eux qui sont secrètement pleins du monde, sont retournés résolument à l’innocence païenne. Ce qui constitue un scandale à leurs yeux, ce n’est pas ton amour vainqueur du monde, mais ta tiédeur et ton irréparable manque d’amour.
Constamment tu es en révolte contre toi-même; aucun peuple n’est plus déchiré et, en son fond même, plus travaillé que le tien par l’esprit de discorde; tous ceux de tes membres qui occupent une charge, sont responsables d’une mission, administrent une tâche donnée par moi, sont sans cesse enclins à regarder comme le tout la partie qu’ils sont, à considérer le petit rouage qu’ils font marcher comme la force qui met tout en mouvement, à tenir pour indispensable le service inutile dont ils sont chargés. La jalousie mutuelle entre vos prêtres est devenue un proverbe, et la lutte entre vos ordres, les rivalités entre vos groupements suscitent la moquerie. Chacun tient son programme limité pour le meilleur, le seul vrai, et ainsi les membres se détachent les uns des autres, et mon sang porteur d’une vie sacrée ne coule plus à travers tout l’organisme. Longtemps avant qu’une nouvelle partie de ta maison ne s’effondre, longtemps avant que ne se consomme un schisme extérieur, les sèves de l’amour ont cessé de couler à l’intérieur, et une hérésie latente, un péché qui ronge en secret l’organisme a rendu inéluctable l’effroyable événement.
C’est précisément parce que toi, malheureuse, tu as péché, ayant la connaissance de l’amour, que ton péché est enfermé dans mon amour. Et parce que c’est moi, esprit et amour tout ensemble, qui constitue le champ de bataille entre Dieu et le monde, la bataille est aussi en moi éternellement gagnée, et notre union toujours malheureuse, nos noces sanglantes, les noces rouges de l’Agneau, forme déjà ici-bas, le lit nuptial immaculé de l’amour divin.
Hans Urs von Balthasar, L’épouse, dans: Le coeur du monde (Desclée de Brouwer, 1956)
image: Carmel du Pâquier, Suisse (carmel-lepaquier.com)