Regards ignatiens – XLVIII
Henri de Lubac
Déposer tout préjugé, ne serait-ce pas, à la limite, abdiquer toute différence? Une humanité dans laquelle régnerait une pleine et totale compréhension de tous à l’égard de tous, ne serait-elle pas une humanité réduite à l’état de troupeau?
Jamais les hommes ne se comprendront. Là même où règne sans conteste un accord foncier sur les vérités essentielles, que d’écartèlements encore! Que de divergences actives d’esprit, d’âme, de tempérament! Que d’obscurités, soudain perçues menaçantes, jusque dans les rapports des coeurs les plus unis!
Partout, la seule solution possible au problème de la vie en commun et du commerce pacifique des esprits est sans doute une solution provisoire: un équilibre toujours instable entre forces et pensées antagonistes. Il faut organiser les poussées adverses pour éviter qu’elles ne deviennent des heurts violents et désordonnés; il faut les équilibrer, les harmoniser s’il se peut. Oeuvre délicate, toujours à refaire, ou du moins à parfaire. Mais qu’on se garde de vouloir les supprimer: sinon, tout retomberait à l’état indifférencié, à la poussière, au néant.
Si cette vue comporte une part au moins de vérité, elle a de quoi nous consoler abondamment de bien des oppositions douloureuses.
Henri de Lubac, Paradoxes (Cerf, 1999)
image: Juan Martínez Montañés et Francisco Pacheco, San Ignacio de Loyola (catholicsun.org)