Chemins de traverse – 621 / Laurent Gaudé

Laurent Gaudé

Nous sommes là, silencieux.
Depuis de longues heures déjà,
Sous le ciel du matin,
Réunis par petits groupes,
Tirant sur une cigarette,
Ou jouant du bout du pied avec un caillou.

N’attendez pas de nous que nous parlions,
Nos mots n’ont plus de force contre le monde,
Alors nous les gardons pour nous
Et nous écoutons le vent
Qui fait trembler la toile des tentes
– Camp de bâches blanches
En longues colonnes monotones,
Le vent qui siffle s’engouffre partout
Et nous rend fous.
Nous l’écoutons
Pour nous habituer à sa présence,
A son haleine
Car nous savons
– Nous l’avons compris
Dès le premier jour de novembre
Où il est apparu –
Qu’il serait notre plus grand ennemi.

Seul le vent est chez lui, ici,
Qui dévale la pente
Fait claquer les drapeaux
Et nous oblige
A rentrer la tête dans les épaules.

N’attendez pas de nous des mots, non.
Soit que nous soyons côte à côte,
Ou que nous restions dans nos tentes,
Nous sommes tête basse, échine pliée.
Nous restons penchés sur nos souvenirs.
Nos vies là-bas, nos sourires,
Nous les gardons pour nous.
Qui en voudrait?
Si nous vous les disions,
Le vent les emmènerait,
Et ils s’éparpilleraient sur la colline,
Finiraient à terre,
Comme des cerfs-volants d’enfants déchirés,
Souillés par la boue.

Car il pleut maintenant
Et tout se transforme en un terrain marron
Qui colle aux chaussures.
Seule la boue est chez elle, ici
– Flaque brillante qui vous attrape les pieds
Pour vous faire glisser,
Trou profond qui vous avale
Jusqu’à la cheville -,
La boue, glaiseuse, argileuse, épaisse
Et collante,
Qui fait de nos chaussures,
Lorsqu’elles sèchent,
Des vestiges compacts, comme fossilisés.

Seule la pluie est chez elle, ici.
Elle tape sur les bâches avec minutie
Et cela semble ne jamais devoir cesser.
Elle nous fait rentrer dans nos tentes,
Tête basse, dos plié.

Que sommes-nous devenus?
Nous étions hommes forts,
Paysans aux mains de pierre.
Nous étions pères de famille
Au sourire large
Prodiguant des conseils
Et veillant sur la tête de nos enfants.
Nous étions hommes travail,
Courageux à la peine.
Nous étions combattants parfois,
Pour que notre peuple ne soit pas
Qu’un nom que l’on se transmet
De père en fils,
Dans le secret des veillées,
Mais une terre aussi.

Nous étions groupe de fête,
Danse entre frères et amis.
Que sommes-nous devenus?…

Laurent Gaudé, Seul le vent / extrait, dans: De sang et de lumière (Actes Sud, 2017)

image: http://www.aulnaylibre.com

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