Colette
A quoi penses-tu, toi, la tête renversée? Tes yeux tranquilles se lèvent vers le soleil qu’ils bravent… Mais c’est pour suivre seulement le vol de la première abeille, engourdie, égarée, en quête d’une fleur de pêcher mielleuse… Chasse-là! elle va se prendre au vernis de ce bourgeon de marronnier!… Non, elle se perd dans l’air bleu, couleur de lait de pervenches, dans ce ciel brumeux et pourtant pur, qui t’éblouit… O toi, qui te satisfais peut-être de ce lambeau d’azur, ce chiffon de ciel borné par les murs de notre étroit jardin, songe qu’il y a, quelque part dans le monde, un lieu envié d’où l’on découvre tout le ciel! Songe, comme tu songerais à un royaume inaccessible, songe aux confins de l’horizon, au pâlissement délicieux du ciel qui rejoint la terre… En ce jour de printemps hésitant, je devine là-bas, à travers les murs, la ligne poignante, à peine ondulée, de ce qu’enfant je nommais le bout de la terre… Elle rosit, puis bleuit, dans un or plus doux au cœur que le suc d’un fruit… Ne me plaignez pas, beaux yeux pitoyables, d’évoquer si vivement ce que je souhaite! Mon souhait vorace crée ce qui lui manque et s’en repaît. C’est moi qui souris, charitable, à tes mains oisives, vides de fleurs… Trop tôt, trop tôt! Nous et l’abeille, et la fleur du pêcher, nous cherchons trop tôt le printemps…
Colette, Le dernier feu, dans: Les vrilles de la vigne (coll. Livre de Poche/LGF, 2004)