Marc Pernot
En ce début d’année, à la saison des bilans et des bonnes résolutions, il est utile de discerner les points de vigilance que nous pourrions avoir. L’absence de pensée me semble être particulièrement aiguë actuellement. C’est ce que relève l’université d’Oxford qui a élu comme mot de l’année 2024 l’expression brain rot (la pourriture cérébrale), expression dont l’usage se serait considérablement développé en anglais pour parler de nos cerveaux anesthésiés par une consommation excessive d’informations futiles, simplistes ou fausses: en particulier sur les réseaux sociaux, mais pas seulement.
Il y a comme un enfermement dans cet engourdissement de la pensée personnelle. C’est ce qu’exprime Jésus avec cette maxime très perturbante: On donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas on enlèvera même ce qu’il a (Mt 13, 12). On peut se demander comment interpréter la parole de Jésus. Je dirais que celui qui n’a pas de réflexion aura du mal à recevoir toute interrogation nouvelle; il tendra à perdre de plus en plus le peu de pensée personnelle qu’il avait encore; sa foi authentique va être réduite à une idéologie pensée par d’autres; sa relation à Dieu va s’inscrire de plus en plus dans des rites collectifs. Par contre, celui qui écoute et observe, qui s’interroge, qui pense, réfléchit, qui cherche à se faire sa propre opinion et ses propres expériences spirituelles, celui-là va encore développer sa propre personnalité: sa vitalité, sa créativité, sa foi libre et authentique pourront se développer. Ce qui est l’espérance de Dieu.
Et aujourd’hui, dans notre cité, où est-ce qu’une personne peut développer sa faculté de penser personnellement et de choisir ce qu’elle espère devenir? Il y a quelques lieux, tels l’université, des instituts comme à ciel ouvert, des revues, des bibliothèques, des cercles littéraires et des cafés philo. Et il y a l’église. Elle serait en perte de vitesse? Comme les autres lieux de la pensée. Cela fait partie du symptôme de se laisser vivre sans travailler sa propre réflexion et son intériorité. Il n’en demeure pas moins que l’église chrétienne demeure le principal lieu où quiconque le désire peut participer à sa guise afin de réalimenter son questionnement, quelle que soit sa foi ou son absence de foi, ses convictions et ses doutes, son parcours de vie et son âge.
Cela souligne une mission fondamentale pour notre église: être d’autant plus au service de l’éveil de chaque personne, quelle qu’elle soit, comme Jésus nous en montre le chemin. Car un manque de pensée complexe ouvre une brèche à la banalité du mal, une spiritualité en friche expose la personne à tous les fantasmes et manipulations. Notre église peut choisir de rester fidèle à cette haute ambition qu’avait Jésus de réveiller les personnalités assoupies tout en nous assurant du fait que la grâce de Dieu nous permet de tâtonner librement et donc de nous tromper dans notre pensée et dans notre foi.
Dieu nous accompagne.
Marc Pernot, C’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal / extrait (marcpernot.net)
image: Paroisse réformée, Fribourg / Suisse (paroisse-fribourg.ch)