Antoine de Saint-Exupéry
Je vous apporte une grande consolation, à savoir qu’il n’y a rien à regretter. Ni à rejeter. Ainsi disait mon père: Tu uses de ton passé comme un paysage qui est flanqué ici de sa montagne, là de son fleuve, et tu y disposes dans la liberté des villes à venir, tenant compte de ce qui est. Et si ce qui est n’était pas, tu inventerais des villes de rêves qui sont faciles, car aux rêves rien ne résiste, mais en même temps que faciles, perdues et dissoutes dans l’arbitraire. Ne te plains point de ton assise qui est celle-ci et non une autre, car la vertu d’une assise d’abord c’est d’être. Ainsi de mon palais, de mes portes et de mes murs. Et quel conquérant a jamais regretté en prenant possession d’un territoire que là s’épaulât la montagne, qu’ici se déroulât le fleuve?
J’ai besoin d’une trame pour broder, de règles pour chanter et pour danser, d’un homme fondé pour agir. Si tu regrettes la blessure subie, autant regretter de n’être point ou de n’être point né à une autre époque. Car ton passé to ut entier n’est que naissance d’aujourd’hui. Il est ainsi et voilà tout. Prends-le tel qu’il est et n’y déplace point les montagnes. Elles sont comme elles sont.
Antoine de Saint-Exupéry, Citadelle, dans: Vives Flammes no 318 – La mémoire (Ed. du Carmel, 2020)