Chemins de traverse – 45 / François Mauriac

François Mauriac

Je te dois cet aveu: c’est quand je me regarde, comme je fais depuis deux mois, avec une attention plus forte que mon dégoût, c’est lorsque je me sens le plus lucide, que la tentation chrétienne me tourmente. Je ne puis plus nier qu’une route existe en moi qui pourrait mener à ton Dieu. Si j’atteignais à me plaire à moi-même, je combattrais mieux cette exigence. Si je pouvais me mépriser sans arrière-pensée, la cause à jamais serait entendue. Mais la dureté de l’homme que je suis, le dénuement affreux de mon coeur, ce don qu’il détient d’inspirer la haine et de créer autour de soi le désert, rien de tout cela ne prévaut contre l’espérance… Vas-tu me croire, Isa? Ce n’est peut-être pas pour vous, les justes, que ton Dieu est venu, s’il est venu, mais pour nous. Tu ne me connaissais pas, tu ne savais pas qui j’étais. Les pages que tu viens de lire, m’ont-elles rendu à tes yeux moins horrible? Tu vois pourtant qu’il existe en moi une touche secrète, celle qu’éveillait Marie, rien qu’en se blottissant dans mes bras, et aussi le petit Luc, le dimanche, lorsqu’au retour de la messe, il s’asseyait sur le banc devant la maison, et regardait la prairie.

Oh! ne crois pas surtout que je me fasse de moi-même une idée trop haute. Je connais mon coeur, ce coeur, ce noeud de vipères: étouffé sous elles, saturé de leur venin, il continue de battre au-dessous de ce grouillement. Ce noeud de vipères qu’il est impossible de dénouer, qu’il faudrait trancher d’un coup de couteau, d’un coup de glaive…

François Mauriac, Le noeud de vipères / extrait, dans: Oeuvres romanesques (coll. Pochothèque/LGF, 1992)

image: Auguste Rodin, La pensée (lelivrescolaire.fr)

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