Morceaux choisis – 24 / Charles Morerod

Le dialogue pour la vérité

J’avais écrit une lettre pastorale, et je l’ai changée. Je ne peux pas ne rien dire des événements qui troublent gravement notre Eglise et sa crédibilité. Dans un premier temps je ne voulais pas revenir sur une question dont j’ai parlé dans ma lettre pastorale du Carême 2018, mais je ne peux pas supposer qu’on s’en souvienne, ni faire comme si les problèmes étaient réglés à l’avance.

Les abus sont dramatiques, et le sont d’autant plus qu’ils concernent des personnes qui ne peuvent pas se défendre: des mineurs mais aussi des femmes majeures (entre autres des religieuses) que l’on a activement maintenues dans une situation de dépendance. La mise en lumière de ces abus mérite un jugement d’abord positif, malgré la souffrance qu’elle provoque chez des victimes qui revivent leur drame, mais aussi chez les personnes qui aiment l’Evangile et l’Eglise. En effet, si la première souffrance des victimes a été l’abus, elle a été redoublée et prolongée par la négation et la dissimulation. Ce sont d’abord les victimes qui doivent être protégées, ainsi que d’éventuelles futures victimes des mêmes abuseurs. Il est vraiment bon que la lumière s’étende toujours plus, car elle est la condition d’un changement en profondeur. C’est le Christ qui nous le dit: La vérité vous rendra libres (Jn 8,32), Rien, en effet, n’est voilé qui ne sera révélé, rien de caché qui ne sera connu (Lc 12,2).

Certes la grande majorité d’entre nous se dit: Je n’ai pas à payer pour les fautes des autres! Oui et non, car même lorsque des abus ont été commis par des prêtres (et évêques), les victimes pointent du doigt une complicité plus large de la société chrétienne. Quant aux prêtres, je vois le ministère admirable de beaucoup d’entre eux, l’aide considérable apportée à des personnes en souffrance, et le soupçon soulevé contre eux est une des raisons de recherche de la vérité, car nous sommes perçus comme unis … Nous tenons tous à mettre en œuvre de beaux principes de solidarité dans l’Eglise, et ces principes ne se limitent pas à quelques cas: Un membre (de l’Eglise) souffre-t-il? Tous les membres souffrent avec lui. Un membre est-il à l’honneur? Tous les membres se réjouissent avec lui (1 Co 12,26). Comme le pape nous y invite dans son parallèle entre abus et cléricalisme, nous devons revoir notre point de vue, notamment sur les types d’autorité dans l’Eglise, qui sont prévus pour servir et non pour favoriser de ridicules vanités, d’utilisation d’autrui pour son propre ego, conduisant à d’odieux esclavages. Je vois ma propre responsabilité à cet égard, mais je ne peux la porter seul.

Le fait que les présidents des conférences des évêques du monde entier aient été rassemblés par le pape, et que le même pape ait dénoncé des abus sur des religieuses, tout cela est une mise en lumière bienvenue et nécessaire. Je sais que beaucoup demandent que l’on passe des paroles à des mesures précises. J’espère qu’elles vont venir, tout en voyant la difficulté qu’il y a à présenter des mesures identiques pour le monde entier, par exemple en exigeant une dénonciation auprès de la justice de l’Etat, alors que les Etats ne sont pas partout une aide. En Suisse, au moins, nous pouvons bien collaborer avec les autorités de l’Etat, et c’est la première chose que nous devons faire: nous avons le devoir de ne rien leur cacher de ce que nous savons ou soupçonnons. La police a le droit et les moyens d’enquêter de manière compétente, moi pas (par exemple). Fondamentalement, nous avons un besoin urgent de changement de la culture interne à l’Eglise, par la reconnaissance par Dieu de notre égalité devant Lui, avec une priorité aux plus faibles.

Lors de la rencontre de février à Rome, la journaliste mexicaine Valentina Alazraki, qui travaille au Vatican depuis des décennies, s’est adressée aux évêques: Nous pouvons être alliés, pas ennemis. (…) Mais si vous ne vous décidez pas de manière radicale à être du côté des enfants, des mères, des familles, de la société civile, vous avez raison d’avoir peur de nous, car nous les journalistes, qui voulons le bien commun, serons vos pires ennemis. C’est d’ailleurs aussi ce que disaient au moins une partie des victimes présentées dans le film Grâce à Dieu. Je suis témoin de l’aide qu’apportent des victimes et des journalistes quand on accepte le dialogue. Les catholiques qui pensent en ce moment que l’Eglise est victime d’une campagne de dénigrement sous-estiment la lassitude de personnes qui, en aidant à faire la lumière, désirent souvent aider aussi l’Eglise à se purifier.

L’expérience montre que l’Église se réforme sous l’influence de la sainteté de ses membres (typiquement, saint François d’Assise), mais aussi sous l’influence de forces apparemment adverses, qui stimulent les bonnes volontés internes. Quand on nous offre un dialogue, comme vient de le faire Valentina Alazraki à la suite de nombreuses victimes, souvenons-nous des bienfaits que tous ont pu retirer de certains de nos dialogues dans différents domaines. Parmi les souffrances causées par des facteurs directement liés à notre foi chrétienne, il y a les conflits religieux entre chrétiens, encore présents chez nous comme animosité mutuelle il y a un demi-siècle. Or ces conflits, dans nos régions, ont été très largement dépassés par des décennies de dialogue œcuménique, et nous en sommes tous reconnaissants. En écoutant ceux dont on avait cru qu’ils voulaient notre mal, nous avons pu non seulement favoriser la paix avec eux, mais aussi notre paix avec nous-mêmes. Ce message, ou ce témoignage, est actuel dans un cadre plus large: notre société risque toujours davantage d’être composée de groupes juxtaposés qui se ferment sur eux-mêmes. On voit sur les réseaux sociaux des groupes de personnes qui partagent toujours des informations allant dans le même sens. Ce risque touche évidemment aussi l’Eglise: ne rentrons pas dans notre coquille face à la critique.

Si nous voulons apporter une contribution à la société dans le domaine du dialogue, nous devons le faire aussi au sein de l’Eglise. Cela porte sur bien des aspects, mais j’en relève un qui sera l’objet d’une attention particulière chez nous: le dialogue entre croyants de différentes origines. Dans notre diocèse, la majorité des catholiques pratiquants est d’origine étrangère: c’est d’abord un motif de joie, parfois un motif de tension. Je vois d’abord la joie, car sur ces points des personnes éloignées de l’Eglise trouvent dans notre fraternité interne un vrai signe d’espérance. Si nos relations mutuelles rendent parfois grinçant l’adage de Tertullien Voyez comme ils s’aiment, on doit aussi relever les cas où nos relations sont vraiment une bonne nouvelle. Là où il existe, notre dialogue est un apport positif à toute la société (nous sommes là d’abord pour apporter la Bonne Nouvelle). Une session regroupant les personnes qui travaillent pour l’Église sera consacrée à ce dialogue interne entre catholiques suisses et immigrés, à la mi-novembre 2019.

Ma lettre devait parler de dialogue œcuménique et de dialogue interne à l’Eglise: j’y fais donc allusion, mais l’actualité amène à une approche plus large: aimons la lumière, n’en ayons pas peur, et que la souffrance liée à des critiques fondées soit pour toutes les personnes impliquées une occasion de libération! Que notre humiliation nous rende plus fidèles au Christ, afin que l’on puisse voir dans l’Eglise l’Evangile qui continue!

Charles Morerod, Evêque des Diocèses de Genève, Lausanne et Fribourg – Lettre pastorale / Mars 2019 (diocese-lgf.ch) 

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