La légende du grand inquisiteur – 4

Fiodor Dostoïevski

Les frères Karamazov: La légende du grand inquisiteur – IV 

Tu voulais que l’homme aimât librement, afin qu’il pût Te suivre librement, séduit par ce qui émane de Toi. L’homme devait désormais d’un coeur libre discerner le bien du mal, oubliant la dure loi ancienne, n’ayant pour se guider que Ton image. Mais comment n’as-Tu pas compris que l’homme contesterait enfin Ton image et Ta vérité, sous ce terrible fardeau, le libre choix?

Ils clameront que la vérité n’est pas en Toi qui as laissé leurs âmes en proie à l’inquiétude et à une angoisse indicible, avec tant de soucis et de problèmes insolubles. Tu as donc préparé Toi-même la ruine de Ton royaume et Tu ne dois accuser personne de cette faillite. Etait-ce là ce qu’on Te proposait? Il y a sur la terre trois forces, les seules qui soient capables de vaincre et de subjuguer à jamais la conscience de ces révoltés et de ces faibles, pour leur propre bonheur. Ces forces, les voici: Le miracle, le mystère et l’autorité.

Tu as rejeté l’une, Tu as rejeté l’autre et même la troisième, et Tu en as donné l’exemple. L’Esprit terrible et très savant T’avait transporté sur le faîte du Temple et il T’avait dit: Veux-Tu savoir si Tu es le fils de Dieu? Précipite-Toi en bas, car il est dit de Lui que les anges Le soutiendront et Le prendront et qu’Il ne se fera aucune blessure. Tu sauras alors si Tu es le fils de Dieu et Tu prouveras ainsi Ta foi en Ton Père. Tu as repoussé cette offre, Tu n’as pas cédé, Tu ne T’es pas précipité du haut du temple. Oh! certes, Tu as montré alors une fierté sublime, Tu as agi comme un Dieu, mais les hommes, race faible et révoltée, sont-ils des dieux? Tu savais qu’en faisant un seul pas, un seul geste pour Te précipiter, Tu aurais tenté le Seigneur et perdu la foi en Lui. Tu Te savais brisé sur cette terre que Tu étais venu sauver, et l’Esprit malin, le Tentateur, en aurait eu sa joie.

Mais, je le demande encore: y en a-t-il beaucoup comme Toi? As-Tu pu admettre, ne fût-ce qu’un instant, que les hommes fussent capables de résister à une pareille tentation? L’homme, par sa nature, est-il tel qu’il puisse repousser le miracle, et peut-il, dans les moments graves de la vie, dans les terribles crises de son âme, s’en remettre à la libre décision de son coeur? Oh! Tu savais que Ton acte serait conservé dans le Livre, qu’il traverserait les temps, et retentirait aux dernières limites de la terre. Tu espérais que l’homme se passerait de miracle et qu’il s’abandonnerait à Dieu. Ne savais-Tu pas qu’en renonçant au miracle l’homme renonce aussitôt à Dieu, car ce que l’homme cherche, ce n’est pas tant Dieu que les miracles. Et puisque l’homme ne peut pas se passer de miracles, il s’en crée de nouveaux, les siens propres, et il s’incline devant les sortilèges de magiciens et de sorciers, tout révolté, hérétique et impie qu’il soit. Tu n’es pas descendu de la croix, lorsqu’on T’en défiait par raillerie et qu’on Te criait: Descends de la croix et nous croirons en Toi! 

Tu n’es pas descendu, parce que cette fois encore, Tu n’as pas voulu asservir l’homme par un miracle. Tu désirais une liberté inspirée par la foi et non par le miracle, Tu voulais l’amour et non les serviles transports d’un esclave, terrifié par son maître. Tu as trop présumé des hommes: ce sont des esclaves, bien qu’ils aient été créés rebelles. Vois et juge: quinze siècles se sont écoulés. Regarde bien les hommes: qui donc as-Tu élevé jusqu’à Toi? Je le jure, l’homme est plus faible et plus vil que Tu ne le pensais. Est-il capable d’accomplir ce que Tu accomplis? Tu as eu pour lui trop d’estime et trop peu de pitié, Tu as trop exigé de lui, Toi qui l’aimais plus que Toi-même. Si Tu l’avais moins estimé, si Tu en avais moins exigé, cela eût alors ressemblé à l’amour et son fardeau eût été plus léger. 

L’homme est faible et vil, qu’importe qu’aujourd’hui il s’insurge partout contre notre autorité et s’enorgueillit de sa révolte? C’est la révolte de jeunes écoliers, la fierté des collégiens mutinés qui ont chassé leur maître. Mais le triomphe de ces gamins prendra bientôt fin et leur coûtera cher. Ils abattront les temples et ils ensanglanteront enfin qu’ils ne sont que des enfants sots, incapables de supporter leur propre révolte. Ils comprendront que, s’ils furent créés rebelles c’était sans doute par dérision. Dans leur désespoir, ils le diront tout haut et ce blasphème accroîtra leur misère, car l’homme n’est pas de taille à supporter le blasphème et il finit par s’en châtier lui-même. 

L’inquiétude, l’angoisse et la misère, voilà donc le sort de l’homme, après tout ce que Tu as souffert pour le libérer. Ton grand prophète, dans sa vision pleine de symboles, a vu tous ceux qui seront présents à la première résurrection. Et ils étaient douze mille pour chaque tribu. Si tel était leur nombre, c’est que ce n’étaient pas des hommes, mais des dieux. Ils ont porté Ta croix, ils ont souffert, nus et affamés, dans le désert, se nourrissant de sauterelles et de racines. Certes, Tu peux être fier de ces enfants de la liberté, de leur amour libre, de leur sublime sacrifice en Ton nom. Mais rappelle-Toi: ils n’étaient que quelques milliers et ils ressemblaient à des dieux. 

Et les autres? Est-ce leur faute, aux autres, aux faibles, s’ils ne peuvent endurer ce que les forts supportent? Est-elle coupable, l’âme faible, de ne pouvoir s’approprier un don aussi funeste? N’es-Tu donc venu que pour Tes élus? C’est un mystère, alors, et nous ne pouvons le comprendre. Mais si c’est un mystère, nous avons le droit nous aussi de prêcher et d’enseigner que ce n’est pas la libre décision des coeurs, ni leur amour qui importent, mais le mystère, et ils doivent s’y soumettre aveuglément, fût-ce au prix de leur conscience. 

Nous avons corrigé Ton oeuvre et nous l’avons fondée sur le miracle, le mystère et l’autorité. Et les hommes se sont réjouis d’être menés comme un troupeau et délivrés enfin du don fatal qui leur avait valu tant de souffrances. Avions-nous raison d’enseigner et d’agir ainsi? Parle! N’avons-nous pas aimé l’humanité, en reconnaissant humblement sa faiblesse, en allégeant son fardeau avec amour et en pardonnant même le péché à la faible nature humaine, quand elle péchait avec notre permission? Pourquoi es-Tu venu gêner notre oeuvre? Pourquoi me regardes-Tu en silence, de Tes yeux doux et pénétrants? Indigne-Toi! Je ne veux pas de Ton amour, car moi-même je ne T’aime pas. 

Pourquoi me dissimulerais-je devant Toi? Ne sais-je pas à qui je parle? Ce que j’ai à Te dire, Tu le sais d’avance, je le lis dans Tes yeux. Dois-je Te cacher notre secret? Peut-être veux-Tu l’entendre de ma bouche. Ecoute donc: nous ne sommes pas avec Toi. Nous sommes avec lui: voilà notre secret. Il y a longtemps de cela, huit siècles! Que nous ne sommes plus avec Toi, mais avec lui! Il y a huit siècles, exactement, nous avons reçu de lui ce dernier don qu’Il T’a offert. Tu l’as repoussé avec indignation lorsqu’Il te montrait tous les royaumes de la terre. Nous avons accepté, nous, de lui, Rome et le glaive de César et nous nous sommes proclamés les seuls rois de la terre, les seuls maîtres. Pourtant notre oeuvre n’est pas encore entièrement achevée à l’heure où nous sommes… Mais à qui la faute? Nous ne sommes qu’au début, mais, du moins, l’oeuvre est commencée.

Il faudra encore attendre longtemps et la terre aura beaucoup à souffrir. Mais nous atteindrons notre but, nous serons César et nous songerons alors au bonheur de tous. Toi aussi, Tu aurais pu prendre le glaive de César. Pourquoi as-Tu refusé ce dernier don? Si Tu avais suivi l’ultime conseil du puissant Esprit, tous les appétits de l’homme sur la terre, tu les aurais satisfaits: L’homme veut savoir qui adorer, il cherche un dépositaire de sa conscience, il rêve d’un système permettant à tous de s’unir, dans la concorde, en une fourmilière universelle. 

Le besoin d’une communauté totale, instaurée sur la terre, voilà le troisième et le dernier tourment des hommes. Toujours l’humanité, dans son ensemble, a tendu à l’unité mondiale. Nombre de grands peuples eurent une destinée glorieuse. Plus ils étaient grands et glorieux, plus ils ont souffert, sentant plus fortement que les autres le besoin de l’union universelle. Les grands meneurs de peuples, les Tamerlan et les Gengis Khan, passèrent sur la terre comme une rafale. Ils voulaient dominer le monde, mais eux aussi, sans en avoir conscience, incarnaient cette profonde aspiration de l’humanité vers l’unité.

Fiodor Dostoievski, La légende du grand inquisiteur (L’Insomniaque, 1999)

adaptation: Maximilien Rubel

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