La légende du grand inquisiteur – 2

Fiodor Dostoïevski

Les frères Karamazov: La légende du grand inquisiteur – II

En cet instant, passe par la place de la cathédrale le Cardinal Grand Inquisiteur. C’est un vieillard presque nonagénaire, à la taille haute et droite. Son visage est desséché, ses yeux caves, son regard vif. Hier, il se montrait au peuple dans ses magnifiques habits cardinalices, tandis qu’on brûlait les ennemis de l’Eglise romaine… Aujourd’hui, il est vêtu de son vieux froc grossier. A quelques pas, ses ministres auxiliaires et valets, la garde du Saint-Office, le suivent respectueusement.

Il s’arrête devant la foule et observe de loin. Il voit tout, le cercueil déposé devant Lui, la fillette ressuscitée. Son visage s’assombrit, il fronce ses épais sourcils, ses yeux brillent d’un éclat funeste. Il tend le bras, Le désigne du doigt et ordonne aux sbires de Le saisir. Tel est son pouvoir et tel est l’esprit de soumission du peuple, que cette foule tremblante s’écarte aussitôt devant les gardes. Dans un silence de mort, ceux-ci L’appréhendent et L’emmènent. Immédiatement, comme si elle ne formait qu’un seul individu, la multitude courbe la tête jusqu’à terre devant le vieil Inquisiteur qui la bénit sans mot dire et reprend son chemin.

Le garde conduit le Captif au sombre bâtiment du Saint-Office et L’y enferme dans une cellule, étroite et voûtée. Le jour s’achève. Ténébreuse et torride, la nuit vient, une nuit de Séville, une nuit sans haleine. Les lauriers et les orangers exhalent leur suave parfum.

Soudain, dans l’obscurité profonde, la porte de fer du cachot s’ouvre et le Grand Inquisiteur s’avance lentement, un flambeau à la main. Il est seul. Derrière lui, la porte se referme. Il s’arrête à l’entrée et de son regard il fouille longuement la face du Captif. Enfin, il s’approche doucement, pose le flambeau sur la table. C’est Toi? Toi? demande-t-il et ne recevant pas de réponse, il se hâte de poursuivre: Ne dis rien, tais-Toi! 

Je sais trop bien ce que Tu pourrais dire, Tu n’as pas le droit d’ajouter un seul mot à ce que Tu as dit autrefois. Pourquoi viens-Tu nous troubler? Car Tu nous troubles, Tu le sais bien. Sais-Tu ce qui arrivera demain? J’ignore qui Tu es et je ne veux pas le savoir. Qui que Tu sois, Lui ou Son apparence, sache que demain je Te jugerai: Tu seras condamné à périr dans les flammes comme le plus vil des hérétiques. Tu verras: cette même foule qui aujourd’hui Te baisait les pieds se précipitera demain, sur un geste de moi, pour apporter des fagots à Ton bûcher. Le sais-Tu? Oui. Tu le sais peut-être, ajoute le vieillard, songeur sans cesser d’épier du regard le Captif, qui reste muet.

As-Tu le droit de nous révéler un seul des mystères du monde d’où Tu viens? Non, Tu n’en as pas le droit… Il ne faut pas qu’à la révélation de jadis vienne s’en ajouter une autre et que les hommes soient ainsi privés de cette liberté que Tu défendais avec tant d’acharnement, lorsque Tu étais encore sur la terre. Tout ce que Tu annoncerais encore de nouveau mettrait en danger la liberté de la foi et ce serait aux yeux des hommes, un miracle. Cette liberté de la foi, Tu l’estimais au-dessus de tout, il y a quinze cents ans. N’est-ce pas Toi qui, bien souvent, as dit: Je veux faire de vous des êtres libres?

Tu les as vus, Tes hommes libres… Ah! cela nous a coûté cher, mais nous avons enfin accompli cette oeuvre, en Ton nom. Il nous a fallu quinze siècles de rude besogne pour établir cette liberté, mais maintenant l’oeuvre est achevée et solidement fondée. Tu ne crois pas que ce soit fini, une fois pour toutes? Tu me regardes avec douceur, sans même m’honorer de Ton indignation? Sache donc: jamais les hommes ne se sont crus plus libres qu’à présent, après avoir humblement déposé leur liberté à nos pieds. Ce fut là notre oeuvre: est-ce cela que Tu voulais? Et le Captif se tait.

Aujourd’hui, pour la première fois, on peut songer au bonheur des hommes. L’homme est par nature un révolté: un homme en révolte peut-il se sentir heureux? Les avertissements ne T’ont pas manqué, ni les conseils, mais Tu ne les a pas écoutés. Tu as repoussé l’unique moyen de donner le bonheur aux hommes. Heureusement, Tu as quitté la scène et, en partant, Tu nous a abandonné l’oeuvre. Tu as promis, Ta parole est scellée, Tu nous as accordé le droit de lier et de délier. Tu ne peux pas songer à nous retirer ce droit. Pourquoi donc es-Tu venu nous troubler? Et le Captif se tait.

L’Esprit terrible et intelligent, l’Esprit du néant et de la ruine, un grand Esprit T’a parlé dans le désert. Les Ecritures attestent qu’il est venu Te tenter. Est-ce vrai? Pouvait-on dire rien de plus vrai que ce qu’il a proclamé dans les trois questions, dans les Trois Questions que Tu as rejetées? Cependant, s’il y eut jamais sur terre un miracle, un miracle authentique, un miracle foudroyant, ce fut ce jour-là, le Jour des Trois Tentations. Le miracle, c’est que ces trois problèmes furent posés. Si l’on pouvait s’imaginer un instant que ces trois questions aient été effacées du Livre, qu’il faille les reconstituer, les inventer à nouveau et les formuler pour les replacer dans les Ecritures, et qu’on réunisse à cette fin tous les sages de la terre, tous les chefs d’Etats, princes de l’Eglise, savants, philosophes et poètes, leur disant: trouvez et formulez trois questions qui non seulement soient conformes à la réalité, mais encore expriment en trois mots, en trois phrases, toute l’histoire future de l’humanité et du monde. Crois-Tu que cet aéropage de l’esprit humain pourrait découvrir rien d’aussi puissant et d’aussi profond que les trois questions qui Te furent alors proposées par le génial esprit?

A ce miracle des trois questions on reconnaît qu’on est en présence non pas d’un esprit humain et contingent, mais de l’Esprit éternel et absolu. En ces trois questions se concentre et s’annonce toute l’histoire ultérieure de l’humanité. Ce sont les trois aspects que prennent fatalement toutes les contradictions insolubles de l’histoire et de la nature de l’homme, sur toute la terre. On ne pouvait pas le comprendre alors, car l’avenir était encore voilé. Mais maintenant que quinze siècles sont passés, nous voyons que, dans ces questions, tout est deviné et tout est prévu, avec une fidélité telle qu’on n’y saurait rien ajouter ni retrancher.

 Fiodor Dostoievski, La légende du grand inquisiteur (L’Insomniaque, 1999)

 adaptation: Maximilien Rubel

Print Friendly, PDF & Email

Auteur/autrice

Partager sur:

Dernières publications