Chemins de traverse – 785 / Federico Fellini

Federico Fellini

Je suis un homme comme tant d’autres qui est en train de vivre son expérience, un homme qui regarde autour de lui les choses avec humilité, respect, curiosité ingénue et surtout avec amour. De cet amour naissent la tendresse et la pitié que je ressens pour toutes les créatures que je rencontre. Je ne suis pas pessimiste et je ne veux pas l’être, mais ma prédilection va vers ceux qui souffrent le plus, qui sont victimes de la méchanceté, de l’injustice et du mensonge.

Je n’ai pas le courage de condamner qui que ce soit et je voudrais que le monde de mes intuitions et le don de mes expériences fussent utiles à tous. Les créatures de mes films sont toutes nées de ces contacts humains, des paroles que j’entends et que je recueille dans moi et hors de moi, et d’un besoin profond de répondre sans trahir leur espérance. Il se pourrait que mon univers spirituel résidât dans ce désir instinctif de faire du bien à qui ne connaît que le mal, de n’abandonner personne dans le désespoir, de faire entrevoir à tous et toujours une espérance, la possibilité d’une vie meilleure et de découvrir chez tous, même chez les plus mauvais, un noyau de bonté et d’amour.

Quand je développe ces thèmes profondément humains et communs, je me trouve souvent en face de souffrances et de malheurs qui dépassent les limites de notre tolérance. C’est alors que surgissent l’intuition et la foi dans les valeurs qui transcendent la nature. La mer immense et le ciel profond que j’aime dans mes films ne suffisent plus: au-delà de la mer, au-delà du ciel, que ce soit dans le choc d’une angoisse ou dans la douceur des larmes, c’est Dieu qu’on entrevoit, avec son amour et sa grâce, non pas comme la manifestation d’une foi théologique, mais comme une exigence impérieuse de l’âme.

Ce n’est qu’ainsi qu’il me semble être loyal envers ceux qui souffrent et ne pas trahir par des dérogations humaines, généreuses seulement en promesses et en calculs, ceux qui dans la vie ont toujours été battus, exploités, maudits et voués au malheur. Quand dans mes films la charge lyrique de l’inspiration, qui est toujours un acte d’amour, me permet de faire se dessiner un sourire sur un visage en pleurs, de tendre la main à celui qui est sur le point de glisser dans la perdition, de montrer son chemin à celui qui s’est égaré, d’offrir un idéal à celui qui n’a rêvé que de phantasmes, quand j’arrive à dépouiller de leurs mensonges les aventures de la vie, alors j’ai l’impression de n’avoir trahi personne, de m’être fait du bien à moi, avant même d’en avoir fait aux autres.

Mes films ne naissent pas sur une trame logique, mais sur une dimension d’amour ; ils ne s’imposent pas dans la polémique que je refuse et ils ne se définissent pas en un message que je ne me sens pas le courage d’imposer aux autres. Sceicco Bianco, I Vitelloni, La Strada, Il Bidone, Le Notti di Cabiria, ont un unique père. En ce sens ils peuvent être estimés tous égaux et tous différents.

Cabiria, la dernière de mes créatures, elle aussi fragile, tendre et malchanceuse après tant d’infortunes et après l’écroulement de son rêve ingénu d’amour, croit encore à l’amour et à la vie. Une explosion lyrique sur un ton musical, une sérénade chantée dans les bois, clôt ce dernier de mes films; il est lourd de drame parce que, après tout, Cabiria porte en son coeur le secret d’une grâce qu’elle a découverte. Il ne faut pas chercher à définir la nature de cette grâce; il est plus délicat de laisser à Cabiria la joie de nous dire enfin si cette grâce est sa rencontre avec Dieu.

Federico Fellini, Lettre à un Père jésuite / extrait, dans: Propos (coll. Ramsay Poche/Ramsay, 1996)

image: Giulietta Masina, dans: Le Notti di Cabiria – Film de Federico Fellini / 1957 (asharperfocus.com) 

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