L’écharde dans la chair – 20

Jean-François Noel

Eloge de la sainteté ordinaire – XX

Le germe de sainteté pressenti dans la relecture de la vie de nos défunts, nous pousse à réduire cette distance pieuse qui nous séparait d’eux. Cette proximité suscite des questions que nous ne pouvons désormais éviter. Tant qu’ils restaient figés dans ce que nous croyions connaître d’eux, leurs vies ne questionnaient que pudiquement la nôtre. Maintenant que je sais que leur humanité, avec tout ce qu’elle comportait, s’est présentée telle quelle devant Dieu sans rien y perdre, la mienne m’apparaît différemment. Si tout de la vie humaine passe de l’autre côté, je prends conscience que ma propre vie, trop à l’étroit ici même, sera invitée à se déployer à son tour. Pourtant, pour être bien certain de l’actualité et de la pertinence de cette rencontre qu’ils vivent, je ne peux faire autrement que d’essayer de leur mettre un visage et un corps. Comment se les représenter?

Nos visages et nos corps sont soumis à un perpétuel changement. Notre vrai visage, nous l’avons parfois reconnu sur quelques photos prises à notre insu et devant lesquelles nos proches nous ont étonnés en s’exclamant: Tiens, c’est vraiment toi! Or cette expression que le photographe avait saisie, comme si nous avions été surpris en flagrant délit d’être nous-mêmes, fait naître en nous une impression tout à la fois de familier et d’inquiétant. Ainsi, parfois, derrière les nombreux masques que nous ne cessons d’exhiber, il est arrivé que nous laissions notre pleine et humble identité traverser notre visage, et à l’illuminer tout à coup de sa pleine vérité. Moment furtif et si sincère où tout ce que nous sommes s’est trouvé dévoilé. Fini les masques. C’est ce même visage que nous aurons devant Dieu, celui-là que nous n’aurons jamais pu voir dans un miroir.

C’est ce même visage que nous donnons à voir au moment de communion avec un ami, c’est celui que connaît l’épouse ou l’époux et que l’âge n’efface pas, c’est peut-être enfin celui que nous avons pendant l’oraison. Visage de joie ou de souffrance, sa beauté singulière tient à la rencontre réussie et assumée de notre vérité. Il y a même fort à parier que ce qui nous paraissait si disgracieux devienne alors notre beauté unique. C’est là qu’intervient le rôle de l’écharde, qui, m’obligeant à quelque grimace, force mon masque à tomber. Et cette grimace, loin de me défigurer, sera ma plus authentique signature.

Peu importent la vigueur des artères ou les rides du visage, ce qui reste et restera pour l’éternité, c’est cette humble part d’humanité qui a été la nôtre, dont la part singulière et unique apparaîtra au grand jour de Dieu. Et nous serons les uns devant les autres, comme Madeleine ou les apôtres au matin des apparitions, tout à la fois troublés et étonnés de nous reconnaître sans hésiter. Tiens, c’est vraiment toi. 

Jean-François Noel, L’écharde dans la chair – Eloge de la sainteté ordinaire (Desclée de Brouwer, 2011)

image: Duccio di Buoninsegna, La transfiguration (nationalgallery.org.uk)

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