Morceaux choisis – 911 / Marie-Laure Choplin

Marie-Laure Choplin

Vendredi, dix-sept heures: il y a une nouvelle marelle dans la cour de l’école. Une petite fille joue dessus sans connaître les règles.

Ils sont rares, Seigneur, ceux qui dessinent l’espace avec leur corps, avec leurs yeux, avec leur parole seulement, parce que c’est vivre de le faire. Pas pour nous mettre dehors. Pas pour se mettre à part. Te souviens-Tu de ce cercle de sable dans lequel Tu t’es mis à dessiner? Tous ces hommes dressés, ulcérés, voyeurs? Te souviens-Tu de ces hommes-cauchemar, ces hommes-murailles et cette femme qu’ils ont placée au milieu: flagrant délit d’adultère?

Béni sois-Tu Seigneur pour Tes paupières douces alors, Ton regard absent, Ton corps qui coule au sol, interrompt le cercle et dissout cette tonitruante géographie; béni sois-Tu sur le sable d’en inventer une autre avec le bout de Tes doigts; béni sois-Tu pour cette ronde qui se défait sous le souffle de Ta Parole; et béni sois-Tu, quand ils sont tous partis, les hommes, de Te relever, pour qu’il y ait quelqu’un, quelqu’un pour elle.

Bénis soient ceux qui nous rejoignent dans notre exil à pas doux, et même un temps font semblant d’être de là. Bénis soient ceux qui, sans question, passent les frontières pour nous rejoindre, qui enjambent les gardes, les murs, les interdictions, ne les voyant qu’à peine, et notre peine la prennent par la main comme s’ils l’avaient toujours connue, comme si c’était leur enfant à eux.

Bénis soient ceux qui rendent notre peau habitable, qui offrent leur musique pour que dedans nous revenions à nous, dans notre désert allument un feu pour passer les heures froides, se tiennent auprès de notre impuissance avec la leur et nous racontent des histoires pour peupler l’ombre. Bénis soient ceux qui nourissent nos corps sans nous demander quoi ni pourquoi, longuement. Bénis soient ceux qui campent dans nos no man’s land comme si cela allait de soi, qui nous veillent dans la nuit pour qu’on s’endorme un peu.

Bénis soienr ceux qui peristent, parce que ce n’est pas l’heure encore pour nous de revenir dans nos maisons, ou qu’on ne sait plus au juste où elles sont, ni même ce que c’est, une maison. Bénis soient ceux qui ont tout leur temps et quand vient le moment, s’en vont tranquillement.

O nos hospitaliers, nos patries de secours, nos gardiens de nuit, nos anges à la peau éclairante, à la peau touchante. Il suffit de peu de choses, ce n’est pas ce que l’on croit, un dessin sur le sable. Il suffit d’une voix. Tous ces cercles de sable, Seigneur, aujourd’hui, partout… Dedans, dehors, jetés, balancés de l’autre côté, plaqués au sol, identifiés.

Oh… dansons comme elle fait, elle, faisons en vivant une musique où tout le monde peut vivre, une musique sans dehors ni dedans.

Marie-Laure Choplin, Un seul corps (Labor et Fides, 2019)

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