Chemins de traverse – 258 / Jean-Pierre Siméon

Jean-Pierre Siméon

La joie n’appartient à personne
les chemins la respirent
et les nuits et leurs aubes si proches
et nos épaules tout habillées de vent
est-ce elle
allons
qui se retire quand l’heure soudain
est un jardin qui se fige
n’est-ce pas nous
plutôt rugueux et impénétrables
qui nous absentons
nous qui prononçâmes dans un rire imprudent
le mot de trop

non
notre joie n’est pas nôtre
pourquoi sinon durerait-elle en les autres
quand nous-mêmes à nous-mêmes
nous mourons
nous l’avons bien embrassée et tant de fois
la chose heureuse
nous l’avons crue à nous bien sûr
comme on croit sien un printemps
quand on sent monter en soi
une eau rebelle et bienfaisante

mais c’est croire cela
que la source n’existe
que pour nos lèvres or
tout existe hors de nous
la joie aussi donc et son corps de rivière
allez si vous voulez enfants
cueillir la truite dans l’eau claire
et puis regardez-la mourir
dans vos mains nues
langage perdu
langage à jamais perdu
qui nous donnait le monde

allons c’est dit amis
marchons droit dans les chemins chantants
et respirons le chant
et respirons l’arbre et l’oiseau et la terre
donnons-nous vertigineux
aux strophes de la lumière bue
par les branches
ayons le coeur bien tendre
le pas ivre et la pensée errante
promeneurs naïfs
dans la vie innombrable
marchons silencieux

et la joie doit venir
elle viendra bonne fille implacablement
oh laissons-la venir
compagne jaillissant d’un buisson inconnu
et donnons-lui nos mains sans mot dire
sans rien croire
spérant seulement que notre visage
en elle se repose
et qu’un instant
par quel amour sans nom
nous ne vivions que d’être

nous aurons ce jour-là
les yeux lavés de tout désir
de tout regret
nous irons dans la beauté d’un matin
le long d’une rivière
entre douleur et douleur
le coeur battu
le coeur recommençant
et nous la saurons alors la joie libre
et sans attente
comme un dernier souffle frais
peut-être
au revers de la nuit.

Jean-Pierre Siméon, Traité des sentiments contraires (Cheyne, 2011)

image: Marc Chagall, Les amoureux de Vence (fratiminori.it)

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