Morceaux choisis – 938 / Pape François

Pape François

Des décennies durant, le monde a semblé avoir tiré leçon de tant de guerres et d’échecs et s’orienter lentement vers de nouvelles formes d’intégration. Mais l’histoire est en train de donner des signes de recul. S’ouvrir au monde est une expression qui, de nos jours, est adoptée par l’économie et les finances. Elle se rapporte exclusivement à l’ouverture aux intérêts étrangers ou à la liberté des pouvoirs économiques d’investir sans entraves ni complications dans tous les pays. Les conflits locaux et le désintérêt pour le bien commun sont instrumentalisés par l’économie mondiale pour imposer un modèle culturel unique. Cette culture fédère le monde mais divise les personnes et les nations. Plus que jamais nous nous trouvons seuls dans ce monde de masse qui fait prévaloir les intérêts individuels et affaiblit la dimension communautaire de l’existence. Il y a plutôt des marchés où les personnes jouent des rôles de consommateurs ou de spectateurs. L’avancée de cette tendance de globalisation favorise en principe l’identité des plus forts qui se protègent, mais tend à dissoudre les identités des régions plus fragiles et plus pauvres, en les rendant plus vulnérables et dépendantes. La politique est ainsi davantage fragilisée vis-à-vis des puissances économiques transnationales qui appliquent le diviser pour régner.

C’est précisément pourquoi s’accentue aussi une perte du sens de l’histoire qui se désagrège davantage. On observe la pénétration culturelle d’une sorte de déconstructionnisme, où la liberté humaine prétend tout construire à partir de zéro. Elle ne laisse subsister que la nécessité de consommer sans limites et l’exacerbation de nombreuses formes d’individualisme dénuées de contenu. C’est dans ce sens qu’allait un conseil que j’ai donné aux jeunes: Si quelqu’un vous fait une proposition et vous dit d’ignorer l’histoire, de ne pas reconnaître l’expérience des aînés, de mépriser le passé et de regarder seulement vers l’avenir qu’il vous propose, n’est-ce pas une manière facile de vous piéger avec sa proposition afin que vous fassiez seulement ce qu’il vous dit? Cette personne vous veut vides, déracinés, méfiants de tout, pour que vous ne fassiez confiance qu’à ses promesses et que vous vous soumettiez à ses projets. C’est ainsi que fonctionnent les idéologies de toutes les couleurs qui détruisent tout ce qui est différent et qui, de cette manière, peuvent régner sans opposition. Pour cela elles ont besoin de jeunes qui méprisent l’histoire, qui rejettent la richesse spirituelle et humaine qui a été transmise au cours des générations, qui ignorent tout ce qui les a précédés.

Dans le monde d’aujourd’hui, les sentiments d’appartenance à la même humanité s’affaiblissent et le rêve de construire ensemble la justice ainsi que la paix semble être une utopie d’un autre temps. Nous voyons comment règne une indifférence commode, froide et globalisée, née d’une profonde déception qui se cache derrière le leurre d’une illusion: croire que nous pouvons être tout-puissants et oublier que nous sommes tous dans le même bateau. Cette désillusion qui fait tourner le dos aux grandes valeurs fraternelles conduit à une sorte de cynisme. Telle est la tentation qui nous attend, si nous prenons cette route de désillusion ou de déception. L’isolement et le repli sur soi ou sur ses propres intérêts ne sont jamais la voie à suivre pour redonner l’espérance et opérer un renouvellement, mais c’est la proximité, c’est la culture de la rencontre. Isolement non, proximité oui. Culture de l’affrontement non, culture de la rencontre, oui.

Dans ce monde qui avance sans un cap commun, se respire une atmosphère où la distance entre l’obsession envers notre propre bien-être et le bonheur partagé de l’humanité ne cesse de se creuser et nous conduit à considérer qu’un véritable schisme est désormais en cours entre l’individu et la communauté humaine. Parce que se sentir contraints à vivre ensemble est une chose, apprécier la richesse et la beauté des semences de vie commune qui doivent être recherchées et cultivées ensemble, en est une autre. La technologie fait sans cesse des avancées, mais comme ce serait merveilleux si la croissance de l’innovation scientifique et technologique créait plus d’égalité et de cohésion sociale! Comme ce serait merveilleux, alors qu’on découvre de nouvelles planètes, de redécouvrir les besoins de nos frères et sœurs qui tournent en orbite autour de nous!

Pape François, Tous frères / Fratelli tutti – Lettre encyclique sur la fraternité (Saint-Augustin, 2020)

 

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