Chemins de traverse – 1 / Albert Camus

Albert Camus

Le malheur est qu’il nous a laissés seuls, pour continuer, quoiqu’il arrive, même lorsque nous nichons dans le malconfort, sachant à notre tour ce qu’il savait, mais incapables de faire ce qu’il a fait et de mourir comme lui. On a bien essayé, naturellement, de s’aider un peu de sa mort. Après tout, c’était un coup de génie de nous dire: Vous n’êtes pas reluisants, bon, c’est un fait. Eh bien, on ne va pas faire le détail! On va liquider ça d’un coup, sur la croix!…

Mais trop de gens grimpent maintenant sur la croix seulement pour qu’on les voie de plus loin, même s’il faut pour cela piétiner un peu celui qui s’y trouve depuis si longtemps. Trop de gens ont décidé de se passer de la générosité pour pratiquer la charité. O l’injustice, l’injustice qu’on lui a faite et qui me serre le coeur!…

Ils l’ont juché sur un tribunal, au secret de leur coeur, et ils cognent, ils jugent surtout, ils jugent en son nom. Il parlait doucement à la pécheresse: Moi non plus, je ne te condamne pas… Ca n’empêche rien, ils condamnent, ils n’absolvent personne. Au nom du Seigneur, voilà ton compte. Seigneur? Il n’en demandait pas tant, mon ami. Il voulait qu’on l’aime, rien de plus.

Albert Camus, La chute (Coll. Folio/Gallimard, 2007)

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