Chemins de traverse – 231 / René Char

René Char

Rivière trop tôt partie,
d’une traite, sans compagnon,
Donne aux enfants de mon pays
le visage de ta passion.

Rivière où l’éclair finit
et où commence ma maison,
Qui roule aux marches d’oubli
la rocaille de ma raison.

Rivière, en toi terre est frisson,
soleil anxiété.
Que chaque pauvre dans sa nuit
fasse son pain de ta moisson.

Rivière souvent punie,
rivière à l’abandon.

Rivière des apprentis
à la calleuse condition,
Il n’est vent qui ne fléchisse
à la crête de tes sillons.

Rivière de l’âme vide,
de la guenille et du soupçon,
Du vieux malheur qui se dévide,
de l’ormeau, de la compassion.

Rivière des farfelus,
des fiévreux, des équarrisseurs,
Du soleil lâchant sa charrue
pour s’acoquiner au menteur.

Rivière des meilleurs que soi,
rivière des brouillards éclos,
De la lampe qui désaltère l’angoisse
autour de son chapeau.

Rivière des égards au songe,
rivière qui rouille le fer,
Où les étoiles ont cette ombre
qu’elles refusent à la mer.

Rivière des pouvoirs transmis
et du cri embouquant les eaux,
De l’ouragan qui mord la vigne
et annonce le vin nouveau.

Rivière au coeur jamais détruit
dans ce monde fou de prison,
Garde-nous violent
et ami des abeilles de l’horizon.

René Char, La Sorgue – Fureur et mystère, dans: Oeuvres complètes (Bibliothèque de la Pléiade/Gallimard, 1983)

image: L’Isle-sur-la-Sorgue, France (tripadvisor.fr)

Print Friendly, PDF & Email

Auteur/autrice

Partager sur:

Dernières publications