Morceaux choisis – 568 / Marie Cénec

Marie Cénec

Vous êtes guéri. Les mots sont posés. Vous êtes autorisé à lâcher le poids de la maladie, le jeter à terre d’un coup d’épaule, comme on se défait d’un fardeau qui vous a trop longtemps fait vaciller, tituber, parfois rendu ivre de douleur. Vous quittez le bureau de votre médecin le sourire aux lèvres.

Vous ne savez pas encore que les lendemains du guérison peuvent avoir le goût amer des petits matins où l’on échoue après une nuit de fête. A la joie de la bataille enfin remportée, du soulagement, de la détente du corps délesté de ses maux, succède une sensation de vide, un creux en forme d’absence où s’éprouve l’immense place qu’avait prise la défunte maladie. Sa disparition vous demande d’habiter différemment votre vie, de reconquérir les espaces dont elle vous avait exclu peu à peu. Comment réinvestir la scène sociale, le monde du travail, reprendre goût aux loisirs jusqu’alors interdits? Comment apprivoiser le temps qui ne sera plus colonisé par les traitements ni scandé par les prises de médicaments?

Surtout ne pas répondre trop vite à ces questions. Ne pas remplir le vide avec précipitation. Entrer en convalescence, se préparer à vivre des relevailles, comme le faisaient les jeunes accouchées. Combien longues seront ces heures étranges où se mêleront l’afflux des forces nouvelles et la fatigue persistante… Naître une seconde fois convoque toutes ses forces.

Alors que l’on se rêve en pleine forme, accepter que, pour l’instant, il faut se contenter de redonner une forme à son existence. Se résigner à brider ses élans et son enthousiasme, avancer avec lenteur et attention. Pour respecter son corps, il faut l’écouter encore, alors même que la souffrance s’est tue et que l’on aimerait n’écouter que le monde bruissant autour de soi et les désirs de demain.

Entre l’annonce de la guérison et le plein rétablissement, il peut s’écouler de longs jours. Dans cet entre-deux, ne pas escamoter le temps et goûter à ce qui vient d’être vécu, revenir sur l’histoire de sa maladie, en éprouver le sens et le non-sens. Savoir que jamais l’on n’effacera son souvenir. Il restera une cicatrice à l’âme, témoin de ce passage, voyage en terre de soi où s’est donné à vivre l’indicible – à moins de transgresser toute pudeur et de heurter l’oreille amie.

Avoir revêtu la blouse du malade, c’est avoir vécu le corps blessé à nu, sans ses habits, sa montre, ses bijoux… Un corps encore plus dépouillé que dans un cercueil. La grave ou longue maladie fait ressentir la réalité de la mort. Dès lors, jamais l’on ne guérira de la conscience de sa finitude, de sa vulnérabilité, du vacillement du plus intime de soi dans la fragilité. Jamais non plus l’on n’oubliera qu’au feu de la faiblesse, s’éprouve la force de l’esprit. Dans l’abandon au passage obligé se révèlent un instinct de survie, une vigueur spirituelle dont on ne se savait pas dépositaire.

Sur l’île de la convalescence, avec patience, métaboliser ces expériences de ténèbres et d’aube. Puis un jour, reprendre la traversée de son existence. Croiser parfois d’autres rescapés, en un regard échangé, sentir que l’on partage l’intense liberté de ceux qui un jour ont consenti à tout perdre. Nager dans un océan de gratitude.  

Marie Cénec, Guérir et après, dans: La Vie Protestante, Juillet 2016 (vpge.ch)

image: Vitrail, Rêverie devant le Mont Fuji (alittlemarket.com)

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