Regards ignatiens – II
Marie-Thérèse Abgrall
Ne pas fuir. Prendre à bras-le-corps ce réel qui me résiste: le temps qu’il fait, mon état intérieur ou physique et celui de mes proches, le travail pesant ou léger, les rencontres qu’il m’est donné de faire, les autres auxquels je me heurte, l’événement qui contrarie mes projets ou la situation qui m’est imposée par les circonstances, voilà la trame de ma vie, ce qui la rythme et structure, le lieu où Dieu me fait signe. Il me rejoint là et non ailleurs, dans la vie rêvée, la vie projetée. Dur roc du réel: je m’y brise ou m’y construis.
Qui n’a rêvé d’être autre, d’être ailleurs ou de rendre les autres conformes à soi ou à ses rêves? Qui n’a pensé qu’à changer le monde il serait parfait, qu’à changer les autres (notre communauté, l’Eglise, le couple que nous formons, nos compagnons de route ou de travail) la vie serait meilleure et plus légère! A notre impatience face aux limites, à notre désir d’une perfection idéale, répond la sagesse des humbles consentements à ce qui est.
A travers les contraintes et les résistances de ce qui échappe à mes prises, j’éprouve, jusqu’à la douleur et la violence parfois, que ni les temps et les moments, ni les choses, ni les êtres ne m’appartiennent. Bienheureuse expression de dépossession, de non-maîtrise, qui me livre jour après jour à la dépendance du Père, à la rencontre vraie des frères! Dans cette distance même, et à cause d’elle, une proximité nouvelle peut se vivre: je les accepte tels qu’ils sont, tels que leur vie et la mienne les a faits, nous a faits; j’entre avec eux dans une histoire commune.
Marie-Thérèse Abgrall, La grâce du consentement, dans: Paul Legavre, Voir Dieu en toutes choses – Prières et textes ignatiens (Desclée de Brouwer, 2006)
image: Juan Martínez Montañés et Francisco Pacheco, San Ignacio de Loyola (catholicsun.org)