Le coeur du monde – 3

Hans-Urs von Balthasar

Le coeur du monde – III

Quels êtres sommes-nous donc! C’est en dépérissant sans cesse que nous devons progresser. C’est un renoncement de tous les instants qu’il nous faut pratiquer si nous voulons mûrir et faire grandir nos richesses. La durée, il nous faut l’endurer. Voulons-nous nous fixer, nous blessons la loi intime de la vie. Et lorsque nous nous impatientons contre la loi du temps, nous tombons déjà dans le néant.

Tandis que nous avançons, une voix nous murmure à l’oreille dans le vent aigu qui nous fouette; mais arrêtons-nous pour la mieux entendre: aussitôt elle se tait. Le temps est à la fois une menace et une promesse inouïe: laisse-toi aller, nous conjure-t-il, sinon tu ne participeras pas au voyage. Ne résiste pas, ouvre tes mains toutes grandes, sinon je ne peux pas les remplir! Si tu ne réponds pas à mon appel, je passe à côté de toi avec mes cadeaux intacts, et je t’abandonne à tes hochets usés. Crois-moi, tu deviendras plus riche, si tu acceptes de laisser là ton bonheur présent, plus riche, si tu veux bien être pauvre, mais disponible, mendiant volontaire à la porte de l’avenir! Ne te retiens donc pas, ne te cramponnes pas, prends garde de vouloir adhérer! Tu ne peux amasser le temps, apprends, grâce à lui, l’art de dissiper. Dissipe même ce qui, autrement, te serait arraché violemment. Alors, pauvre homme dépouillé de tout, tu seras plus riche qu’un roi. Le temps est l’école de la prodigalité, l’école de la munificence.

Il est la grande école de l’amour. Et si le temps est le tissu de notre existence, c’est donc l’amour qui est aussi le tissu de notre vie. Le temps est l’existence qui s’épand, et l’amour est la vie qui s’épanche elle-même. Le temps est sans défense, existence désappropriée à notre insu; et l’amour se désapproprie lui-même et se laisse désarmer volontiers. L’existence ne peut faire autrement – c’est sa loi et son essence – que de s’écouler dans le temps et par là de manifester l’amour. Et c’est ainsi qu’il lui est accordé la liberté d’être elle-même l’amour. Il nous faut patienter, même si nous mourons d’impatience, car personne ne peut augmenter sa taille seulement d’une coudée, si ce n’est en grandissant avec le temps. Il nous faut renoncer, car même si, pleins d’angoisse, nous nous cramponnons à nos biens, doucement le temps à l’aiguillon mortel nous fait lâcher prise, et les trésors soigneusement amassés roulent à terre.

Ce que le dernier instant nous impose enfin avec violence, chaque instant nous le persuade avec douceur. Afin que nous devinions dans le mystère du temps le coeur suave de notre vie: l’offre d’un amour inlassable. Et n’est-ce pas singulier: il nous est loisible d’être ce vers quoi nous aspirons en vain. Nous pouvons réaliser simplement dans la vie ce dont nous éprouvons douloureusement l’absence dans la pensée et dans le vouloir. Nous voudrions tout donner, et nous sommes déjà donnés. Nous cherchons à qui nous pourrions nous offrir, et nous sommes depuis longtemps possédés par un autre. Et lorsque notre coeur se serre en voyant la vanité de tout ce qui remplit notre vie, qu’est-ce sinon l’angoisse de la nouvelle épousée à l’instant où, dans la nuit de noces, le dernier voile lui est arraché?

Nous sommes par nature des êtres qui peuvent libtrement devenir ce qu’il leur faut involontairement vouloir. Mais quelle félicité serait plus grande, quelle pensée serait plus enivrante que celle-ci: exister simplement, c’est déjà une oeuvre de l’amour? De telle sorte que je me défendrais bien en vain d’être ce que je suis depuis toujours? De telle sorte que, même si je criais, non, même si je le criais de toute ma voix, de toute mon angoisse, c’est du plus profond de moi-même qu’un écho traître me répondrait: Mais si! Mais si! Lorsqu’après mille morts, nous mourons pour la dernière fois, c’est dans cet acte de la vie parvenue à son sommet que l’existence cesse définitivement de mourir. Rien n’est mortel, sinon cette seule attitude: tout en vivant ne pas vouloir mourir. Mais toute mort volontairement subie est source de vie. Ainsi la coupe de l’amour est-elle un mélange de vie et de mort. Et si nous n’aimons pas, c’est un état contre-nature: car l’amour est le filigrane dans le parchemin de notre existence. C’est le mouvement de sa mélodie qui anime tous nos membres. Qui aime obéit au courant de la vie, qui se refuse à aimer lutte (bien en vain) contre le courant.

Comme il est facile pour nous le geste de donner, alors que constamment s’échappe à travers nous l’eau dorée de l’être! Comme elle est facile la désappropriation, alors que nous baignons dans la richesse de l’avenir qui afflue vers nous d’une manière inépuisable! Comme elle est facile enfin la mort, lorsque toute heure qui passe nous enseigne combien il est heureux, combien même il est avantageux de dépérir! Et l’angoissante vieillesse elle-même qui obscurcit tout à l’extérieur, ne fait-elle pas régner, à l’intime de notre âme, la merveilleuse lumière de la pauvreté?

Rien n’est tragique en nous, car tout renoncement sera récompensé au-delà de toute mesure, et plus nous approchons du coeur de la pauvreté parfaite, plus intimement nous prenons possession de nous-mêmes comme de toutes choses.    

Hans Urs von Balthasar, Le Royaume, dans: Le coeur du monde (Desclée de Brouwer, 1956)

image: Carmel du Pâquier, Suisse (carmel-lepaquier.com)

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