Le coeur du monde – 4

Hans-Urs von Balthasar

Le coeur du monde – IV

Ainsi pourrions-nous être ce que nous voudrions. Dans les eaux mystérieuses du temps où nous baignons et que nous sommes nous-mêmes, dans cette fluidité de l’être, se trouve dissoute et surmontée l’odieuse résistance des coeurs. Seul est à craindre l’opaque, le rigide, l’impénétrable, ce qui refuse de s’ouvrir à tout esprit et à tout regard. Mais l’oeil est transparent et l’esprit est lumière, c’est pourquoi l’esprit peut rayonner et faire fondre ce qui était durci. Tandis qu’au-dehors nous construisons un triple rempart pour nous défendre contre les lois inexorables de la vie, la source jaillit sans cesse au plus intime de nous-mêmes, elle vient baigner les murailles et mine nos fortifications les plus solides. 

Personne ne résiste jusqu’à la fin à l’assaut inlassable de ces vagues. Jour après jour elles démantèlent l’enceinte, elles arrachent des murailles les pierres une à une: finalement nous nous écroulons. Avec le temps, le plus borné comprend ce qu’est le temps. Celui-ci creuse en lui son lit et le polit avec sa meule comme le torrent creuse le moulin de glacier.

Voilà comment tu fais l’expérience du temps, et comment il t’initie à son mystère suprême. En lui tu vis le rythme du flux et du reflux. Comme avenir il s’avance vers toi, te submerge, te comble sans mesure, mais t’arrache autant qu’il t’apporte, et exige de toi le don total. Il te veut à la fois riche et pauvre, toujours plus pauvre et toujours plus riche. Il veut en toi plus d’amour. Et si tu obéissais tout à fait à la loi essentielle de ton être, si tu étais pleinement toi-même, tu vivrais uniquement de ce don qui afflue vers toi – que tu es toi-même – en le restituant avec une fidélité sacrée sans l’avoir souillé en te l’appropriant. Alors ta vie serait comme une respiration paisible et inconsciente. Et c’est toi-même qui serait l’air, aspiré et expiré avec les battements de la durée. Tu serais le sang mû par la pulsation d’un coeur qui successivement t’aspire et te rejette, te gardant toujours enfermé sous son charme dans le circuit de ses vaisseaux.

Tu sens le temps, et tu ne sentirais pas ce coeur? Tu éprouves le fleuve ardent de la grâce qui s’avance vers toi, et tu n’éprouverais pas combien tu es aimé? Tu cherches une preuve, et tu es toi-même la preuve. Tu tentes de le saisir, lui l’inconnu, dans les mailles de ta connaissance, et tu es toi-même pris dans l’inextricable filet de sa puissance. Tu voudrais comprendre, mais tu es toi-même compris. Tu voudrais subjuguer, et tu es depuis longtemps subjugué. Tu projettes de chercher, et tu es de tout temps trouvé. Tu tâtes à travers mille voiles pour arriver à toucher un corps vivant, et tu prétends que tu ne sens pas la main qui touche ton âme nue? Tu t’agites sans trêve sous l’aiguillon de ton coeur inquiet, et tu nommes cela religion, mais en vérité, qu’est-ce là sinon les soubresauts du poisson dans le bateau?

Tu voudrais trouver Dieu, fût-ce au prix de mille douleurs: et quelle humiliation de constater que ton action n’était qu’agitation, puisque Dieu te tient depuis longtemps dans sa main. Pose le doigt sur le pouls vivant de l’être. Sens le battement créateur qui à la fois t’impose ses exigences et te laisse libre. Qui d’un seul acte lance dans l’être la prodigieuse coulée de la création et détermine l’exacte distance à garder par la créature: à savoir que tu dois l’aimer comme Celui qui t’est le plus proche et le révérer comme l’Etre le plus élevé de tous. Apprends comment dans un même acte il te revêt par amour et te dénude par amour.

Comment avec l’existence il te comble de tous les trésors, et du plus précieux de tous les joyaux: pouvoir l’aimer, pouvoir lui offrir des présents en retour de ses dons et comment du même coup (non pas ensuite, non pas en un second temps) il te retire tout ce qu’il t’a donné, afin que ce ne soit pas les dons, mais le donateur que tu aimes, et que même lorsque tu donnes, tu aies conscience de n’être qu’une légère ride de son fleuve. Dans l’instant même où tu es jeté dans l’existence, tu es proche et tu es lointain, tu reçois un ami et un souvenir maître, tu deviens enfant et serviteur. Jamais tu ne dépasseras ce commencement. Tel que tu as été fait, tu vivras dans l’éternité. Car ta vertu, ta sagesse, ton amour même s’élèveraient-ils au-delà de toute mesure, et grandirais-tu au-dessus des anges et des hommes, tu ne t’éloignerais pas de ton point de départ. 

Mais pas de plus grande source de joie que ce commencement; et si longue que soit la courbe de ton développement, toujours tu te recourberas vers cette merveille de ton origine: car d’une magnificence incroyable est l’être de l’amour.

Hans Urs von Balthasar, Le Royaume, dans: Le coeur du monde (Desclée de Brouwer, 1956)

image: Carmel du Pâquier, Suisse (carmel-lepaquier.com)

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